Jeanne Lapoirie, le goût du hasard
Par Ariane Damain Vergallo pour LeitzLe stage sur le Super 8 que Jeanne Lapoirie avait effectué dix ans auparavant s’avérait un choix fructueux. André Téchiné allait par la suite lui proposer d’être chef opératrice de son film Les Roseaux sauvages, le premier d’une longue série qui allait consacrer Jeanne Lapoirie comme l’une des femmes à la caméra parmi les plus douées de sa génération.
Le cinéma. Quand elle était enfant, Jeanne Lapoirie traversait le périphérique pour se rendre au Quartier latin chez son père. Elle habitait alors dans le nord de Paris, à Saint-Denis où elle est née, puis à Stains et à Pierrefitte en compagnie de ses deux demi-frères, de son beau-père et de sa mère. Des banlieues tranquilles, loin de l’image qu’elles ont aujourd’hui mais qui n’avaient pas l’attrait de Paris, de ses musées et surtout de ses cinémas où l’emmenait régulièrement son père qui enseignait la sculpture à l’École Boulle.
Au Champo, une salle de cinéma mythique, elle avait vu les vieux films des Marx Brothers, des westerns et aussi 20 000 lieux sous les mers dont le face-à-face entre le capitaine Nemo et une pieuvre géante très réaliste l’avait alors fascinée.
Enfant choyée de deux foyers si différents, de cette époque date une confiance en elle jamais démentie – « Je ne suis pas une angoissée » - et l’envie de travailler au sein d’un groupe, comme pour contrarier une certaine solitude qui naît parfois au sein des familles recomposées.
Dans le roman familial de Jeanne Lapoirie, il y a une lignée de femmes puissantes et originales qui affrontent le destin qui leur a été assigné. Sa grand-mère, née en Andalousie, avait été obligée de travailler dès l’âge de sept ans, étant l’aînée d’une famille nombreuse dont elle avait dû s’occuper.
Elle se marie ensuite avec un jeune homme que ses sympathies communistes obligent à fuir vers la France en 1939 à la fin de la guerre d’Espagne alors que la dictature s’installe avec le général Franco à sa tête. Restée à Barcelone, elle élève seule sa fille jusqu’en 1946 quand elle rejoint clandestinement son mari en France avec cette petite fille âgée de sept ans qui ne parle pas un mot de français et qui découvre un père qu’elle ne connaissait pas.
Pour améliorer l’ordinaire elle devient une couturière douée qui copie et vend en cachette les modèles des magazines et des couturiers parisiens tandis qu’elle et son mari sont ouvriers à l’usine Lacoste de Troyes.
Des années plus tard, la mère de Jeanne Lapoirie est devenue professeur d’espagnol dans un lycée à Sarcelles. Elle aime à s’entourer d’artistes et insuffle très tôt à ses enfants la perspective d’un métier consacré à l’art.
Le choix est simple : il y a le dessin, la peinture ou la musique. Jeanne Lapoirie en fera une synthèse moderne en y ajoutant la technique et en s’orientant vers le cinéma.
Au cours de son année de terminale elle passe le concours de l’École Louis-Lumière sans s’émouvoir de ne pas le réussir tout de suite. Une année de plus pour écouter à la faculté de Censier les passionnantes conférences d’Alain Bergala sur le cinéma néoréaliste italien et faire le stage sur le Super 8 qui allait s’avérer plus qu’utile.
Le concours est réussi la deuxième fois. Au cours de sa dernière année à l’École Louis-Lumière, elle fait en binôme son premier long métrage comme chef opératrice, Argie, de Jorge Blanco, qui est sélectionné à la Semaine de la Critique du Festival de Cannes, un mois avant l’examen de sortie de l’École !
Jeanne Lapoirie a alors vingt-et-un ans et est déjà chef opératrice d’un film qui est "allé à Cannes", selon une formule que les gens du cinéma comprennent instantanément. Une sorte de Légion d’honneur d’une profession qui les aime. On fait partie - ou non - de ce cénacle très fermé et c’est déjà la promesse d’une carrière.
Cette sélection à Cannes sera d’ailleurs plus d’une fois l’occasion de méprises de la part de réalisateurs qui, en la rencontrant, s’étonneront de sa jeunesse, accentuée encore par un aspect juvénile que les années entament à peine.
La suite de son parcours est plus classique ; un stage chez Alga Samuelson (ainsi s’appelait alors la société de location Panavision), des courts métrages comme chef opératrice et quelques années d’assistanat à la caméra, un métier qu’elle a beaucoup apprécié. « On a une place de choix sur un tournage, entre le réalisateur, le chef opérateur et les comédiens. »
En 1993, André Téchiné lui propose de cadrer la deuxième caméra de Ma saison préférée avec Catherine Deneuve, qui la prend immédiatement d’affection. Catherine Deneuve est une femme qui soutient les femmes dont elle admire le parcours. Cette confiance et cette estime donnent des ailes à Jeanne Lapoirie qui, bien qu’intérieurement terrorisée, accepte le film Les Roseaux sauvages qu’André Téchiné lui offre de faire avec lui.
Il veut tourner le dos à "un cinéma de vieux", avoir de la spontanéité, de la fraîcheur avec de jeunes comédiens non professionnels et se laisser surprendre, porter par l’imprévu des situations lors du tournage. Jeanne Lapoirie accepte d’emblée cette façon de tourner et se lance à corps perdu dans le projet.
Ce film heureux et solaire rencontre un grand succès et "cartonne" aux César, en remportant quatre. Pour Jeanne Lapoirie, c’est une incroyable carte de visite et le film fondateur de son travail de lumière dont on lui parle encore aujourd’hui.
Elle tourne ensuite, toujours avec André Téchiné, un film plus classique, Les Voleurs, avec Catherine Deneuve et Daniel Auteuil, mais elle doit voler de ses propres ailes et faire les films des cinéastes de sa génération.
Des nombreux films auxquels elle participe ensuite, quatre pépites émergent. Le spectateur se souvient encore longtemps après avoir quitté la salle obscure du plaisir né de la beauté simple et lumineuse de Huit femmes, de François Ozon, et d’Un château en Italie, de Valeria Bruni Tedeschi, de la beauté sombre et haletante de Michael Kohlaas, d’Arnaud Despallières, et de 120 battements par minute, de Robin Campillo.
120 battements par minute est un film qui raconte l’histoire des militants d’Act Up durant les années 1980-90, ces années particulières où la maladie du SIDA est apparue, mettant définitivement fin à une certaine insouciance. Dans une atmosphère fiévreuse de jeunesse et d’amour le film de Robin Campillo triomphe au Festival de Cannes et remporte le Grand Prix, suivi quelques mois plus tard de six César. Une consécration pour Jeanne Lapoirie, dont la lumière et le cadre collent au plus près de ce film en état d’urgence.
Pour le tournage des nuits elle avait utilisé les Leitz Summilux-C, comme elle le fera sur les nuits du film Benedetta avec des Leitz Summicron-C.
« Ce sont des objectifs vraiment bien. Je ne regarde jamais les rushes, aussi je dois avoir confiance dans le matériel que j’utilise. »
Avec Benedetta, de Paul Verhoeven, le changement de décor est vertigineux. Nous sommes en Italie au XVIIe siècle et de jeunes religieuses mystiques découvrent l’amour et le plaisir. Virginie Efira incarne la nonne Benedetta. Sainte ou démon ? Les traditionalistes ont eu vent du tournage, sont en embuscade et le plateau est barricadé. Paul Verhoeven avance pourtant tranquillement sur ce film que précède déjà une réputation sulfureuse. Il aime tourner chaque scène, dans l’ordre du montage final, ce qui est aisé en intérieur et se complique nettement en extérieur alors que le soleil poursuit inlassablement sa course.
Jeanne Lapoirie accepte le défi mais si le soleil tombe, comme par miracle, sur l’autel de l’église du cloître, elle s’accorde avec Paul Verhoeven pour bouleverser leurs plans et tourner au plus vite.
« Je suis prête à tout sacrifier pour un rayon de soleil, même si le plan d’après n’est pas raccord. J’aime plus que tout me laisser guider par le hasard. »