L’aide au cinéma en France : « La vérité si je mens »
par Fabrice Lalevée et Florence Lévy-HartmannLa politique cinématographique française affiche deux objectifs : le soutien des ambitions culturelles du cinéma et le renforcement des structures industrielles du secteur. Au premier répond le " soutien sélectif " qui veut favoriser le renouvellement des talents, la diffusion des cinématographies peu diffusées... Au second répond le " soutien automatique " qui lie le montant des aides au succès en salle, en vidéo ou lors des diffusions télévisuelles. Depuis 1959, la cohabitation entre ces deux objectifs fait l’objet d’un singulier consensus sous la bannière de l’exception puis de la diversité culturelle. Or l’analyse montre que les visées industrielles ont largement pris le pas sur la préoccupation culturelle.
En 2005, le soutien automatique s’impose comme la principale aide à la production cinématographique française : 75 millions d’euros, soit 59,8 % du total des subventions octroyées y ont été affectés. L’attribution du soutien automatique s’accompagne d’une forte concentration. Les dix plus gros bénéficiaires en reçoivent 61 %, alors que les 115 plus petits bénéficiaires se partagent seulement 10 % du montant. En 2005, les firmes mobilisant le plus le soutien automatique sont les filiales de production des chaînes de télévision hertziennes (TF1 Films Production, France 2 Cinéma, France 3 Cinéma, StudioCanal), flanquées de quelques firmes intégrées oligopolistiques : EuropaCorp (la société de production de Luc Besson), Gaumont, UGC ou encore Pathé. Ces firmes sont presque des abonnées aux subventions publiques : huit des dix principaux bénéficiaires du soutien automatique en 2005 faisaient partie des récipiendaires en 2004 et cinq l’étaient déjà en 1995. Cette concentration et cette constance de la manne publique sur les firmes les plus puissantes du secteur, révèlent combien la politique cinématographique française est en porte-à-faux par rapport à l’objectif culturel affiché.
Le calcul détaillé des taux de subvention pour Gaumont et EuropaCorp confirme la capture de la politique française par ces firmes bien insérées dans les circuits commerciaux, français et internationaux. En 2002, l’assistance directe ou indirecte représente 48 % de la valeur ajoutée produite par EuropaCorp, 46 % de celle produite par Gaumont - en clair, près de la moitié de ce que produisent ces firmes vient de ressources administrées. Les films de la Gaumont et d’EuropaCorp ont bénéficié respectivement de 9,1 millions d’euros et de 10 millions d’euros de soutien automatique en 2002, mais ne touchent pratiquement aucun soutien sélectif, ce qui révèle leurs faibles prétentions culturelles.
Loin d’œuvrer pour la diversité culturelle, la politique cinématographique française actuelle amplifie des effets négatifs potentiels du marché (concentration abusive, uniformisation d’une partie de la production, clonage des œuvres américaines, etc.) alors que, si le soutien public cherchait seulement à corriger les défaillances des marchés du cinéma, à soutenir les œuvres difficiles et la qualité, il serait largement légitimé par l’analyse économique. De plus, au fil des années, le système de soutien au cinéma est devenu illisible. Les aides nouvelles se sont multipliées, se superposant et s’enchevêtrant aux dispositifs existant sans guère de rationalité. La complexité est aujourd’hui telle que peu d’acteurs de la filière savent s’ils sont des gagnants ou des perdants nets du système, ce qui renforce l’inertie en matière de réformes. La seule façon d’échapper à ce lent enlisement est une évaluation du système de soutien actuel encore plus détaillée que celle présentée ici. Le cinéma français mérite mieux que la politique actuelle, tant du point de vue de l’efficience économique que de la diversité culturelle.
(Fabrice Lalevée et Florence Lévy-Hartmann, chercheurs au Groupe d’économie mondiale de Sciences Po, Le Monde, 6 juin 2006)