Le travail de Jonathan Ricquebourg, AFC, sur "La Passion de Dodin Bouffant", de Trần Anh Hùng, dans les colonnes de l’"American Cinematographer"
Partis pris
« L’une des premières choses que Trần Anh Hùng m’a dites : "Tout est important". Nous avons discuté de la manière dont chaque élément de l’image devait être mis en valeur : la chaleur de la cuisine, la froideur de l’eau, la texture des fleurs ou des pierres - et, bien sûr, les personnages dans le cadre. Pour lui, les films sont une expérience très physique. Il voulait créer le sentiment d’être à l’intérieur de ce film, de faire partie de son monde. »
« La lumière et la couleur devaient faire partie de chaque émotion. Et Hùng m’a dit : "Je veux de la beauté, mais le reste dépend de toi. La lumière t’appartient". C’était très confiant de sa part, car nous n’avions jamais travaillé ensemble. Et c’était extraordinaire pour moi, parce que cela signifiait que la lumière et sa poésie pouvaient devenir un sujet à part entière. »
Utilisation de la lumière naturelle
« Le décor principal nous offrait deux petites fenêtres exposées à l’est de part et d’autre de la porte d’entrée. J’ai décidé que dans la plupart de nos scènes de cuisine de jour, la porte devait être ouverte en permanence. »
« Les gens à cette époque laissaient généralement leurs portes ouvertes et entraient et sortaient librement. Bien sûr, s’ils ne le faisaient pas, ils auraient eu beaucoup plus besoin de s’éclairer à la bougie, et ils n’avaient généralement pas envie de brûler des bougies toute la journée. Et dans notre décor de château, où le jour peut facilement se transformer en obscurité, nous n’avons pas voulu faire brûler des bougies tout au long de la journée. Nous voulions que la lumière solaire traverse tout le décor.
L’une des choses les plus importantes pour Hùng, c’est que lorsqu’il y a du soleil, nous devons "sentir" le soleil. Avec Georges Harnack, mon chef électricien, nous avons utilisé quatre projecteurs Dino 16 kW, quatre Maxi Brutes 9 kW et plusieurs Arri SkyPanel S360, qui étaient principalement montés sur des nacelles à l’extérieur des fenêtres et de la porte de la cuisine. Sur les élévateurs, ces projecteurs pouvaient aller jusqu’à 26 mètres, mais nous les utilisions souvent en position basse et horizontale, juste au-dessus des fenêtres, qui se trouvaient au rez-de-chaussée. Et nous avons aussi installé des Dino sur des Long John. Nous éteignions et rallumions les projecteurs en fonction de l’heure de la journée. Dans la mesure du possible, nous avons utilisé la lumière naturelle du soleil, qui est irremplaçable. »
« Nous avons considéré la chorégraphie comme un moyen de montrer la relation entre les personnages, nous voulions donc voir toutes les étapes qu’ils franchissaient pour préparer le repas. Et je voulais que les acteurs soient libres d’exécuter toutes ces étapes sans qu’il n’y ait aucun support sur le plateau.
Pour garantir une exposition homogène dans toute la pièce, les Dino devaient pénétrer à partir d’un point aussi éloigné que possible de la scène et nous avons ajouté quatre boîtes à lumière peu profondes au plafond. Ces boîtes à lumière étaient constituées de mélanges de Rosco DMG Mix avec de la mousseline non blanchie qui servaient d’ambiance d’appoint loin des fenêtres. Pour l’ambiance d’appoint près des fenêtres, nous avions des HMI 9 kW renvoyés sur des Ultrabounce solides installés juste au-dessus des fenêtres. Nous avons également dissimulé des tubes Astera Titan derrière les meubles pour reproduire le rebond de la lumière du soleil. »
Potentiel des mouvements au Steadicam
« J’ai dit à Trần Anh Hùng : "Le Steadicam n’est pas la même chose que, disons, la caméra à main", et il m’a répondu : "Non, je veux les deux".
Parfois, je guidais physiquement Florian Berthelot [opérateur Steadicam, NDLR] pour qu’il avance plus vite, parce qu’il fallait vraiment que l’on atteigne tous les endroits au bon moment ; tous les repas vus dans le film sont réels, et je connaissais assez bien le temps de cuisson. Mais à un un moment donné, je n’avais plus besoin de le guider, j’avais juste à lui parler. Nous devions vraiment calculer le moment où nous allions intervenir à chaque étape du processus. Et nous n’avions que quelques minutes pour tourner avant que chaque repas ne soit terminé. Après cela, la magie disparaît. »
Verre de cuisson
« L’objectif 35 mm Leitz Summilux-C nous a permis de ressentir chaque mouvement, tout en le gardant très discret.
Nous devions également être en mesure de commencer certaines parties du processus de cuisson à partir d’un plan très large et de passer ensuite à un gros plan, et le Summilux-C nous a permis d’être très macro sans avoir recours à des accessoires pour les gros plans. Ainsi, nous pouvions donc aller presque à l’intérieur du four lorsque la scène l’exigeait. C’est un objectif très polyvalent ; il est proche du regard humain, mais légèrement plus large, sans avoir la sensation d’un grand angle, et sans aucune déformation. Et il se situe entre entre un objectif court et un long, ce qui nous a également permis de faire des plans moyens. »
« Quelque chose que j’ai appris de beaucoup d’autres réalisateurs avec lesquels j’ai travaillé, c’est que lorsqu’on utilise un seul objectif la plupart du temps, le montage est tellement en douceur, léger et délicat. C’est donc quelque chose que je pousse le réalisateur à faire. »
Nuit noire
« Trần Anh Hùng et moi avons beaucoup aimé la sensation de la Venice, la précision des couleurs et de la texture. Pour la plupart des scènes de jour, nous l’avons utilisée à 500 ISO car je voulais que le capteur soit rempli de lumière.
Les nuits ont souvent été aussi tournées à 500 ISO mais occasionnellement, j’ai opté de tourner à 250 ISO, afin de préserver le noir. Nous voulions tourner à un diaphragme de 4 ou 5,6, ce qui nécessitait parfois de nombreuses sources de lumière. J’aime avoir du noir que je peux modéliser en postproduction – je ne veux pas d’un signal plat à zéro en bas de l’échelle – et je savais que notre noir serait plus homogène et aurait plus de volume si nous y mettions beaucoup de lumière. »
En conclusion
« Hùng m’a dit que "la passion" est ce qui reste quand on a l’impression d’avoir tout perdu. Pour Dodin, ce qui reste, c’est son amour de la cuisine. Et lorsque vous subissez une perte terrible ou que vous êtes très déprimé - le soleil se lève quand même. C’est ainsi que nous avons travaillé : "Pouvons-nous apporter de la beauté même dans les pires conditions ?"
La préparation de la dernière séquence m’a appris quelque chose de vraiment beau. Je me souviens avoir dit à Hùng : "C’est intéressant : notre personnage principal vieillit et Pauline est jeune – c’est la nouvelle cuisinière !" Et il m’a répondu : "Laisse les théoriciens théoriser. Ne pense pas, ressens simplement". Être directeur de la photographie, c’est éclairer quelque chose comme on le sent. En poésie, il faut écrire des mots qui, ensemble, créent certains sentiments. C’est la même chose avec la lumière. »
(Propos recueillis par Max Weinstein pour l’AC, traduits et remis en forme par l’AFC)
Lire l’article en entier et en anglais en téléchargeant, sous le portfolio, un PDF des pages correspondantes de l’American Cinematographer.