"La culture vaut bien 435 kilomètres d’autoroute"
Par Clarisse FabreEn 1966, alors qu’il défendait le budget des maisons de la culture, André Malraux avait lancé cette phrase aux députés : « Mesdames et messieurs, ce que je vous demande, c’est exactement vingt-cinq kilomètres d’autoroute. » La décentralisation culturelle vivait ses premières années, et le ministre des affaires culturelles souhaitait minimiser les sommes en jeu.
Cette citation de Malraux a été exhumée, il y a quelques jours, par le rapporteur spécial de la commission des finances, le socialiste Pierre-Alain Muet, à l’occasion du vote en première lecture du budget de la culture pour 2014, mercredi 13 novembre.
Il s’agissait de montrer, près de cinquante ans plus tard, que les sommes en jeu sont toujours dérisoires. M. Muet ne cache pas son désaccord avec la décision du gouvernement de diminuer de nouveau l’enveloppe de la Rue de Valois (– 2 %), comme en 2012. Les économies escomptées sont « une goutte dans l’océan des déficits », mais les conséquences peuvent être très dommageables sur le terrain, dit-il.
La droite n’a jamais osé le faire, entre 2007 et 2012, mais la gauche l’assume : c’est la crise et la culture doit, elle aussi, contribuer au redressement des comptes publics – même si quelques secteurs, comme l’éducation ou la justice, sont heureusement épargnés. François Hollande n’a pas tenu sa promesse de campagne, quand il parlait de « sanctuariser » la culture. Certes, il n’avait pas annoncé le grand soir, ni prôné le doublement du budget, comme l’avait fait Martine Aubry durant la primaire socialiste.
De fait, la mission " culture " pèse moins de 1 % du budget de l’Etat : elle comprend la création – spectacle vivant, arts plastiques… –, la transmission des savoirs et la démocratisation culturelle, ainsi que le patrimoine, pour une enveloppe totale de 2,7 milliards d’euros. Soit 435 kilomètres d’autoroute, si l’on actualise la métaphore de Malraux – le coût moyen d’un kilomètre étant estimé actuellement à 6,2 millions d’euros. Certains diront que l’on a fait du chemin depuis les années 1960 ; d’autres répondront que l’on n’ira pas bien loin en 2014.
Si l’on ajoute les crédits consacrés aux médias, à la lecture, et aux industries culturelles, le budget global du ministère de la culture s’établit à 7,26 milliards d’euros. En bon soldat, la ministre de la culture, Aurélie Filippetti, répète qu’« une politique culturelle ne se résume pas à une accumulation de dépenses ».
Certes, mais personne n’est dupe. Et la parole se libère au sein du PS. Le rapporteur spécial de la commission des finances estime que la baisse du budget culture pour 2014 est « un non-sens économique », et rappelle, par exemple, que les gains de productivité du travail sont inexistants dans le spectacle vivant : une représentation du Médecin malgré lui, ou une interprétation de La Flûte enchantée, nécessite à peu près la même quantité de travail qu’à l’époque de Molière ou de Mozart.
Des coûts croissants
Le secteur est ainsi confronté par essence à des coûts croissants, et l’on ne pourra le préserver qu’à la condition de le soutenir par un financement public important, et qui doit augmenter. M. Muet n’accable pas pour autant la ministre, et salue ses choix clairs : arrêter quelques grands chantiers dispendieux, faire peser l’effort principalement sur les gros vaisseaux (Opéra de Paris, etc.), ou conforter les crédits de l’éducation artistique et culturelle – 39 millions d’euros, soit 6 kilomètres d’autoroute.
Reste à changer les mentalités. En 2013, la culture doit toujours justifier son existence. Comme si la beauté d’une œuvre, qui elle peut changer la vie, ne suffisait pas. Que dit-on, à droite comme à gauche ? Que la culture est source de développement économique, qu’elle attire des touristes, génère des nuits d’hôtel, crée des emplois, etc. Une fois que l’on a dit ça, la culture ne fait (presque) plus débat.
Une récente étude, intitulée " Panorama économique des industries culturelles et créatives en France ", montre qu’avec un chiffre d’affaires de 75,6 milliards d’euros, la culture se place désormais devant l’industrie automobile. On a décidément du mal à décoller du bitume, même si l’intention est louable : munies de ces chiffres-clés, les sociétés de droit d’auteur (Sacem, SACD…), constituées en lobbies, veulent peser davantage dans les arbitrages de la Commission européenne, et sauvegarder l’exception culturelle.
Un autre rapport du même, émanant cette fois-ci des services ministériels, sera bientôt dévoilé : des inspecteurs généraux des finances, et leurs homologues aux affaires culturelles, ont été chargés d’évaluer les retombées économiques et sociales du secteur culturel.
Avec cette étude maison, validée par le tampon de Bercy, Mme Filippetti entend montrer que la culture ne génère pas que des dépenses, dans le but tout aussi légitime de clouer le bec au populisme ambiant – les artistes sont des privilégiés, ils nous coûtent cher, etc. « Pas de redressement productif sans redressement créatif », répète la ministre.
Nul ne sait si les auteurs de ce rapport, attendu fin novembre, vont évaluer l’impact de la baisse du budget de la culture : combien d’emplois perdus, et de recettes en moins pour les musées et les salles de spectacle ?
(Clarisse Fabre - Service culture, Le Monde, samedi 16 novembre 2013)