Festival de Cannes 2015
Le directeur de la photographie Peter Suschitzky, ASC, parle de son travail sur "Tale of Tales", de Matteo Garrone
Héroïque FantaisieComment vous êtes-vous retrouvé sur Tale of Tales ?
Peter Suschitzky : D’habitude les premiers contacts se font presque toujours par l’intermédiaire des producteurs et bien sûr des agents... Mais sur ce film, c’est Matteo Garonne qui m’a appelé directement sur mon portable, Jeremy Thomas lui ayant parlé de moi. J’étais en train de conduire ma voiture et je me suis arrêté pour pouvoir lui parler.
Je connaissais déjà bien son travail, et j’avais beaucoup aimé deux de ses films précédents (L’Embaumeur et Gomorra), alors en plus comme j’adore les contes populaires, j’ai tout de suite été emballé à l’idée de travailler sur ce film très ambitieux. Sur ce, il m’a proposé de venir le rencontrer à Rome, et j’ai débarqué dans un bureau de production où tous les lieux tournage étaient déjà affichés au mur, des propositions de costumes, et quelques noms de comédiens confirmés.
La seule chose qui me faisait peur, c’était que son dernier film en date, Reality, avait presque entièrement été tourné à l’épaule avec des panoramiques incessants à gauche, à droite..., dans un style que j’avais vraiment du mal à appréhender en tant que chef opérateur. C’est pour ça que je lui ai dit : « Matteo, si vous souhaitez réaliser ce film de la même manière que Reality, je ne suis pas vraiment l’homme de la situation car je ne pense pas parvenir à faire une lumière intéressante ».
Il m’a répondu que chaque film avait son propre style et qu’il allait s’adapter. Mais maintenant que le film est achevé, vous pouvez constater qu’il n’a pas vraiment tenu parole !
Oui c’est vrai, c’est une succession de mouvements de caméras à l’image du long plan séquence d’ouverture...
PS : Tale of Tales a sans doute été le film le plus dur de ma vie à mettre en images. Il a été tourné presque à 100 % au Steadicam, et même quand ça ne se voit pas exactement, le cadre est toujours un petit peu comme suspendu dans l’air. Mateo Garrone ne pouvait pas sur ce film se séparer de cette caméra flottante, tout comme le fait qu’il n’aime pas donner de directions ou de placement très précis aux comédiens. Aucune marque au sol, la caméra suivait littéralement les interprètes en fonction de leur jeu, et de leur inspiration.
C’est un peu l’opposé de ma manière de travailler habituelle. Moi j’aime beaucoup la précision, et j’ai besoin de savoir où sont les comédiens pour faire une lumière intéressante et produire des cadres. Un exercice stimulant certes, mais très compliqué à gérer !
Le film regorge de décors tous aussi impressionnants les uns que les autres...
PS : On était presque tout le temps dans des décors réels. Que ce soit ce canyon dans lequel se déroule la poursuite avec l’ogre, qui est une voie taillée à la main par les Étrusques il y a plus de 2 000 ans, les châteaux en Italie ou même le décor de la rivière avec ses rochers extraordinaires qui ressemblent à des écailles de poissons démesurées... Les seules exceptions ont été la grotte où la princesse tente d’échapper à la chauve-souris géante, son évasion du repère de l’ogre sur fond vert, la maison des deux sœurs et l’affrontement sous-marin entre le roi et le monstre des abysses également sur fond vert.
Heureusement, j’ai pu travailler avec une équipe qui déployait à chaque fois des trésors d’improvisation pour arriver à s’adapter à des situations souvent peu ou pas préparées. Et puis les Italiens sont vraiment très forts en sculpture de créatures.
Une autre chose qui marque quand on voit le film, c’est l’extrême soin apporté aux yeux des comédiens. Par exemple dans l’ouverture du film, il y a toujours ce petit éclat dans les yeux de la reine...
PS : Je me rends compte avec les années d’avoir peut-être un peu négligé cet aspect du travail, et je plaide coupable ! C’est vrai qu’on peut tout à fait se permettre de laisser les yeux des comédiens noirs sans utiliser de reflets, mais sur ce film, je me suis dit que ça irait bien avec la prestance de ces personnages.
Une petite anecdote à ce sujet : lors du premier soir de tournage, Salma Hayek est venue vers moi et m’a dit avec un grand sourire : « J’ai la réputation d’être une femme très belle, et si ça ne transparaît pas à l’écran, tout le monde va savoir que c’est de votre faute ! ». Ce à quoi je lui ai répondu aussi avec un sourire qu’elle pourrait toujours me faire un procès après le film...
Mais je crois que finalement elle a été satisfaite. Heureusement parce que vu tous les excellents avocats qui doivent travailler pour son mari je n’aurais eu aucune chance en cas de procès !
Un mot sur le choix de la caméra...
PS : J’étais très heureux de tourner ce film en Arri Alexa car je la trouve très facile à utiliser dans le contexte d’un film de long métrage. Elle a une conception héritée des caméras film, au contraire d’autres caméras qui semblent plus descendre de la lignée de la vidéo.
Mon seul reproche est au sujet de la visée, qui me paraît pas suffisamment bonne pour pouvoir vraiment juger de la lumière comme c’était le cas quand on cadrait en film et qu’on regardait à travers un dépoli. Du coup je fais moins corps avec la caméra, puisque je dois aller vérifier mon travail sur un moniteur.
Au sujet des optiques, j’ai choisi une série Primo Panavision des années 1980, qui se marie parfaitement avec l’Alexa en redonnant un petit peu ce côté vintage à l’image, à la différence des optiques récentes dont le rendu ne me semblait pas convenir à ce film. Aucun filtre n’a été utilisé sur Tale of Tales.
Il y a un décor récurrent extrêmement contrasté qui joue un rôle important dans le film, c’est l’arbre au pied duquel coule la source...
PS : Ce décor était un endroit où le contraste entre ce qui se passe sous l’arbre et l’arrière-plan baigné de soleil posait quelques problèmes. Heureusement, ce lieu fait partie de ceux que j’ai pu repérer bien en avance, et j’ai du coup fait venir spécialement un renfort deux 12 kW HMI plus une grande ambiance LED Mac Tech pour doser le contraste tout en restant très doux...
En fait, j’utilise de plus en plus les projecteurs à LEDs, surtout dans ce genre de film en décor naturel, avec un accès parfois compliqué. On peut facilement avec un simple groupe électrogène portable Honda alimenter plusieurs ambiances et développer en extérieur jour des niveaux lumineux suffisants.
J’ai appris que vous publiez également un livre de photos.
PS : C’est un projet qui m’est cher, et sur lequel je travaille depuis plusieurs années quand j’ai un peu de temps libre entre les tournages. Ce ne sont pas des photos de plateau mais une sélection d’une cinquantaine de photos de nus, en noir et blanc faits dans un tout petit atelier d’artiste chez moi à Londres. Pour compléter ce travail, j’y ai aussi rajouté une vingtaine de photos de rue faites au cours de périodes de ma vie. Le livre s’appelle Naked Reflections et il est publié aux éditions Schilt ; c’est un tirage de 1 200 exemplaires et on peut se le procurer sur Amazon ou en ligne directement chez l’éditeur)
Et votre présence au jury de la Semaine la critique ?
PS : Ça doit être la cinquième ou la sixième fois que je fais partie d’un jury. Et je dois vous dire que même si les films présentés dans une compétition ne sont pas tous bons, je prends toujours beaucoup de plaisir à discuter avec les autres membres du jury, partager des avis, découvrir d’autres cultures et d’autres visions du cinéma.
C’est quoi un bon film pour vous au fond ?
PS : Quelque chose de réfléchi. Un film qui raconte une histoire en utilisant les moyens de narration du cinéma. Pas simplement une caméra à l’épaule suivant les comédiens qui se contentent d’improviser sans tenir compte du montage... C’est exactement ce qui m’ennuie le plus en salle : voir un film qui en fait tient plus du reportage que du cinéma.
(Propos recueillis à Cannes par François Reumont pour l’AFC)