Revue de presse
Trente-cinq cinéastes font un somptueux cadeau au Festival sexagénaire
par Thomas SotinelLe Monde, 22 mai 2007
Sur la scène du Grand Théâtre Lumière du Palais des Festivals, il y a trente-trois fauteuils de cinéma, tournés vers un écran blanc. De Theo Angelopoulos à Zhang Yimou, trente-trois cinéastes prennent leur place. On ne compte que deux absents, Youssef Chahine, souffrant, et Lars Von Trier, dont la phobie des voyages a pris le dessus. La présentatrice de la soirée célébrant la 60e édition du Festival de Cannes, Juliette Binoche, souligne la bizarrerie de l’événement. Les réalisateurs s’apprêtent à découvrir Chacun son cinéma, fait de trente-trois films (dont deux réalisés par des frères, les Coen et les Dardenne, et un seul par une femme, Jane Campion) de 3 minutes autour du thème de la salle de cinéma.
Le président du Festival, Gilles Jacob, en a eu l’idée et les a convaincus de participer sans filet à l’aventure. Avant que les lumières ne s’éteignent, le public fait une ovation à cet aréopage dont les membres vont connaître la place qu’ils occupent dans cette oeuvre collective - c’est Gilles Jacob qui en a décidé. Plus tôt dans la journée, les réalisateurs partageaient leur expérience entre eux puis avec les journalistes.
C’est très mystérieux
Certains cinéastes se sont dépêchés de rendre leur " copie " à Gilles Jacob, mais d’autres ont traîné. Chacun a interprété la commande à sa manière. Tous les cinéastes chinois, du continent (Chen Kaige, Zhang Yimou) de Hong Kong (Wong Kar-waï) ou de Taïwan (Hou Hsiao-hsien, Tsaï Ming-liang), ont puisé dans leurs souvenirs personnels.
Chen Kaige, qui montre des enfants regardant subrepticement un Charlot aux derniers temps de la révolution culturelle, explique : « Tous les gens à qui j’ai montré mon film se sont reconnus dans ces images d’une projection au village, en plein air. »
A l’été 2006, ils ont été deux cinéastes, l’un à Haïfa, l’autre à Toronto, à faire entrer en collision l’invitation de Gilles Jacob et la guerre qui venait d’éclater au Liban. Amos Gitaï montre deux projections du Dibbouk, un classique du cinéma yiddish, l’une à Varsovie en 1936, l’autre à Haïfa en 2006, qui est interrompue par l’explosion d’un missile tiré par le Hezbollah. Le cinéaste israélien réitère sa thèse d’élection : « Je crois que le cinéma peut proposer une alternative aux images de la télévision. »
Pendant ce temps, sous l’effet des mêmes événements, David Cronenberg décidait d’intituler son film Le Suicide du dernier juif dans le dernier cinéma. « Je ne sais pas pourquoi je me suis décidé à ce moment-là à parler du fait d’être juif, explique le cinéaste canadien. C’est très mystérieux. Peut-être parce que ce sont des intégristes musulmans qui diffusent maintenant des snuff movies (les films montrant des assassinats). » C’est à ce moment-là que Cronenberg et Assayas commencent de discuter de l’avenir du cinéma, de la perspective de voir leurs films montrés sur des écrans de téléphones portables ou d’i-Pod, une hypothèse justement mise en scène par un autre réalisateur canadien, Atom Egoyan.
A chacun son cinéma voyage dans le temps, mais aussi dans l’espace. Wim Wenders est allé tourner en République démocratique du Congo des images d’enfants regardant un DVD pirate de La Chute du faucon noir, de Ridley Scott. Walter Salles a filmé A 8 944 km de Cannes, dans le Nordeste brésilien. « J’ai mis en scène deux repentistas, des artistes qui improvisent sur des thèmes d’actualité, Castanha et Cajou. » Rythmés par les tambourins, les bouts rimés du duo mettent gentiment en boîte le Festival et son président, « Gil, mais pas Gilberto ».
On avait entendu que Abbas Kiarostami, qui montre des femmes pleurant à la projection de Romeo et Juliette, tirerait un long métrage de ces 3 minutes. « Le film est déjà terminé, c’est un portrait des 19 femmes de 18 à 80 ans que l’on voit dans A chacun son cinéma. Il sortira dans quelques mois », explique le cinéaste iranien.
Diffusé dimanche soir sur Canal Plus, A chacun son cinéma sera bientôt édité en DVD par Studio Canal. Gilles Jacob pourra alors y ajouter l’inquiétante contribution de David Lynch, arrivée trop tard pour figurer dans la version présentée en ce jour faste.
(Thomas Sotinel, Le Monde, 22 mai 2007)