Une vie
Paru le La Lettre AFC n°269
Stéphane m’a parlé de ce projet d’adaptation du roman de Guy de Maupassant bien avant La Loi du marché dans lequel il a expérimenté sans moi un nouveau dispositif. Fort de cette dernière expérience, il m’a demandé davantage de liberté, de souplesse, mais aussi de réduire au maximum l’encombrement et le nombre de personnes dans l’espace des acteurs. Pas ou peu d’outils de cinéma dans leur champ de vision, si ce n’est la perche et la caméra sur mon épaule qui enregistre ce qui se passe, dans l’instant et à juste distance.
Après quelques jours – et deux films ensemble – Stéphane me laissait le champ libre pour "aller chercher", en un seul plan-séquence découpé ensuite, la matière sensible pour son montage. Pas d’intentions de cadrage, capter seulement ce qui se passait là, dans cette chambre, entre Jeanne et Julien, ou bien dans la cuisine du château entre Jeanne et Rosalie, ou encore au jardin entre Jeanne et son père...
Entre les prises, Stéphane précisait les attentions particulières à porter ou une toute autre tentative, puis je repassais la porte pour me glisser dans cet espace protégé du jeu où les destins écrits des personnages advenaient. Quel plaisir de me laisser emmener par nos acteurs, de m’accorder au rythme. Je n’avais qu’à écouter et porter mon regard sur la situation qui se déroulait dans une unité de temps vraie. Après chaque prise, je devais tout "oublier" et redevenir vierge dans la mesure du possible, pour réinventer une captation et surtout ne pas anticiper ; être même en retard et incertain, comme en documentaire quand on ne sait pas ce qui va se passer mais qu’on le pressent.
En préparation nous avions tous les deux le fort désir de travailler en pellicule pour retrouver cette belle texture, cette matière sur la matière, et la justesse des peaux. D’autre part Stéphane voulait que je travaille au zoom pour ajuster en permanence le cadre, lui donner une respiration imperceptible en plus du flottement de l’épaule. Les prises allaient être longues, la lumière au plus juste avec l’époque, et donc travailler les nuits avec des bougies et des lampes à huile – que nous avons trichées avec des lampes à pétrole plus efficaces (mais qui, historiquement, ne devaient apparaître qu’à la fin de l’histoire, vers 1855).
Pour tenter de répondre à toutes ces demandes, nous avons fait deux séances d’essais avec Judith Chemla et Jean-Pierre Darroussin en costume, dont une en décor d’époque, avec une Aaton Penelope en trois perforations, et une Varicam 35 de Panasonic fraîchement débarquée qui me faisait de l’œil avec son bouton magique "5 000 ISO".
Les Summilux de Leica et la 5219 de Monsieur Kodak poussée d’un diaph nous comblaient dans la nuit, mais comment passer au zoom à T:2,8 et tourner des prises de 20 minutes comme Stéphane voulait s’en laisser la liberté ?
Avec l’aide précieuse de Lionel Kopp chez Film Factory, nous avons travaillé "au corps" les images de la Varicam 35 pour trouver une belle texture qui nous fasse oublier la pellicule. Les 5 000 ISO nous ont permis de tourner toutes les nuits éclairées à la bougie ET au zoom, avec parfois même un multiplicateur 1,4 !
Aux essais, nous avons également essayé le cadre au ratio 2,35 et celui en 1,33. Pour Stéphane il n’y avait pas d’intermédiaire possible.
Autant le format Scope laissait toute sa place à la nature environnante si importante dans le récit pour marquer le passage du temps et les sensations physiques de Jeanne, autant le 1,33 enfermait et isolait la figure de Jeanne – de pied en cape comme en gros plan – et servait notre regard d’entomologiste sur ses états intérieurs. C’est cette dernière option que nous avons choisie en prenant garde à la posture.
Enfin, pour laisser au mieux l’espace de jeu vierge de toute modernité, nous éclairions de l’extérieur avec un 18 kW sur nacelle. A l’intérieur, je reprenais la lumière avec un jeu de petits réflecteurs et parfois un LED panel SL1 ou un "flex-light" sur batterie. Des cadres de diverses densités modulaient les entrées de lumière des grandes fenêtres quand nous étions de plein pied.
Nous avons tourné le film en trois sessions de tournage pour capter les différentes saisons et marquer au mieux le passage du temps d’un récit qui se déroule sur 30 ans environ.
A ce sujet, je tiens à saluer le travail remarquable de Garance Van Rossum. La finesse de son maquillage pour rajeunir ou vieillir Judith Chemla et les autres acteurs nous a permis de tourner ce film sans effet spéciaux et en grande liberté... Sans oublier la touche de Véronique Boitout pour soutenir tout ça par la coiffure.
J’ai retrouvé avec plaisir, et pour la troisième fois, Valérie Saradjian, chef décoratrice, qui s’était entourée d’une petite bande tout à fait pointue pour ce genre de projet et tellement joyeuse !
Enfin, je remercie ma chère équipe qui a accepté de jouer le jeu de la légèreté et avec quelle bonne humeur ! Nous étions cinq en tout et pour tout, exceptés quelques renforts pour tout remettre en route au démarrage de chacun des trois tournages.
Équipe
Première assistante opérateur : Marie CéletteSecond assistant opérateur : Ludovic Bezault
Chef électricien : Stéphane Assié
Électricien : Eric Garzena
Chef machiniste : Nicolas Eon
Technique
Caméra et optiques Panavision : Panasonic Varicam 35Zoom Angénieux Optimo 45-120 mm
Un multiplicateur 1,4 et un doubleur qui ont beaucoup servi
Une série Cooke S3, dont seuls le 25 mm et le 32 mm ont servi pour quelques plans larges.
Machinerie (en fait surtout la bijoute de Nicolas) et matériel électrique : TSF Grip et TSF Lumière
Laboratoire : Film Factory
Étalonnage : Lionel Kopp
Pour les rushes, chaque séquence se voyait appliquer la LUT du monitoring de plateau et Julija Steponaityte ajustait chez Film Factory avant de m’envoyer des "snap shots" quotidiens sur mon iPad. Puis, visionnage sur FTP en fin de semaine.