Camerimage 2023

Kristoffer Engholm Aabo parle de son travail sur "Crooks - Heart of Vengeance", clip vidéo réalisé par Snorre Ruhe

"Vengeance 80", par François Reumont

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Kristoffer Engholm Aabo est un directeur de la photographie, basé à Copenhague, qui partage son temps entre le Danemark et la Norvège, où il a notamment fait des études de prise de vues. Ayant signé l’image de plus de 80 vidéos clips, il a aussi à son actif plusieurs films publicitaires (Porsche, Redbull, Carlsberg...) ainsi que des courts métrages de fiction. Sélectionné pour la première fois en compétition à Camerimage pour le clip "Crooks - Heart of Vengeance" du groupe Farveblind, il vient nous parler de cette étrange fausse bande-annonce d’un film de vengeance qui pourrait presque exister... (FR)

Ce clip fait partie de la famille de ceux lorgnant sur le cinéma...

Kristoffer Engholm Aabo : Même si je n’ai pas encore eu l’occasion de tourner un long métrage de fiction, vous savez je vis et respire à travers le cinéma. Et je suis donc très fier de ce clip ! Actuellement j’en ai déjà tourné quelque chose comme 88, et quand on m’a proposé celui-là, j’ai pressenti que quelque chose de particulier pourrait se passer, la sélection à Camerimage en étant la plus belle des récompenses !

Avez-vous déjà travaillé avec ce réalisateur ?

KEA : Snorre Fuglsang Ruhe est quelqu’un que je connais depuis longtemps mais avec qui je n’avais jamais encore eu l’opportunité de travailler. On s’est donc lancé tous les deux avec beaucoup de plaisir sur ce projet. Et puis Snorre est quelqu’un de très méticuleux, qui travaille très dur et s’implique à tous les niveaux de la fabrication, allant même jusqu’à fabriquer lui-même certains costumes ! Quand on a en plus la chance d’avoir carte blanche de la part du groupe, et d’être sur la même longueur d’onde avec la production, on peut alors aller très loin dans l’audace et la recherche visuelle. Par exemple sur "Crooks - Heart of Vengeance", il y a bien sûr le prologue et l’épilogue avec le dialogue dans la voiture, ou même plus tard des cris ou des effets sonores qui se rajoutent parfois sur le morceau de musique original... Ce n’est pas tous les jours qu’on a une telle liberté sur un clip !

Le directeur de la photo Kristoffer Engholm Aabo, le réalisateur Snorre Ruhe et le chef électricien Joe McCrae
Le directeur de la photo Kristoffer Engholm Aabo, le réalisateur Snorre Ruhe et le chef électricien Joe McCrae

Quel était son concept de départ ?

KEA : Snorre avait en tête de proposer un clip basé sur une fausse bande-annonce d’une série B d’action ou d’horreur des années 1980 depuis déjà quelques temps, et c’est presque un rêve d’avoir pu concrétiser cette chose avec lui. On a bien sûr revu un tas de vraies bandes-annonces de l’époque, en étudiant leur montage et leur narration. Une des choses les plus importantes, c’était pour nous de ne pas trop dévoiler de l’intrigue, ou tout du moins garder une grande partie de mystère au cœur de chaque scène. Je pense, par exemple, à cette étrange séquence bleutée qui semble se dérouler dans une sorte de laboratoire de recherche, avec les murs recouverts d’argent et le personnage qui renverse tout autour de lui. Montrer avant tout, et pas trop expliquer en quelque sorte...

Une piscine intérieure recouverte de couvertures de survie pour la scène du laboratoire de recherche
Une piscine intérieure recouverte de couvertures de survie pour la scène du laboratoire de recherche
La scène du laboratoire - Photogramme
La scène du laboratoire
Photogramme
Photogramme

Le cinéma fantastique des années 1980, c’est bien sur John Carpenter, le Scope et les flares bleus...

KEA : Oui, le Scope nous semblait incontournable pour "Crooks - Heart of Vengeance". Ici, j’ai choisi la série Kowa anamorphique que je connais bien pour l’avoir utilisée souvent en clips. Elle me semble être l’un des meilleurs compromis entre rationalité d’utilisation et expérimental, avec de beaux effets de flares ou une transition net-flou très réussie. Mais j’ai aussi utilisé des filtres sur lesquels on a badigeonné des couleurs ou de l’eau. Par exemple, dans le prologue et l’épilogue, pour renforcer l’effet de la pluie battante sur les vitres. La lumière projetant de son coté des motifs liquides sur les visages. Pour cette scène, qui est la seule dialoguée, en champ contre-champ et pas vraiment dans l’esprit du reste du clip, j’ai par exemple utilisé un vieil objectif Petzval 58 mm sphérique.

Quels ont été les défis principaux en matière de tournage ?

KEA : Une chose est sure, le projet tel qu’il était scénarisé est vraiment très proche du résultat final. Quelques rares scènes n’ont pas été retenues au montage, mais dans l’ensemble on est vraiment très proche de l’idée de départ. Comme le dépouillement des différents décors de tournage était très conséquent, on s’est tout de suite mis à la recherche d’un endroit unique qui pourrait en rassembler le plus possible. C’est une grande maison de la haute bourgeoisie au milieu de la campagne qui nous a sauvés. Un endroit assez incroyable, presque laissé tel quel depuis les années 1980 avec un grand nombre de pièces, un parc, et même une piscine vide dans laquelle on a pu reconstruire le décor du laboratoire de recherche en la tapissant simplement avec des couvertures de survie ! En tout quatre jours ont été nécessaires pour faire le film, dans une espèce de frénésie joyeuse qui nous voyait passer plusieurs fois dans la journée de l’extérieur à l’intérieur selon la lumière, les préparatifs de déco ou les effets spéciaux. Seuls quelques plans ont été tournés à part, comme la séquence où le protagoniste s’enfuit à toute vitesse en voiture, en s’isolant dans un petit garage dans une configuration plus "studio". C’était en fait partie d’une séquence un peu plus longue à l’origine, avec un accident qu’on n’a pas pu filmer pour des raisons de budget. Là, c’est par exemple le jeu de lumière qui recrée la sensation de vitesse. Pour cette séquence, j’avais très envie de refaire le style assez frénétique qu’avait pu obtenir Anthony Dod Mantle sur le film Rush, de Ron Howard. Avec, par exemple, ce plan où la caméra est littéralement sous la pédale d’embrayage. Pour réussir ce plan, on a utilisé un simple miroir placé vraiment à cet endroit, la caméra filmant à travers en réflexion. Une solution économique quand vous n’avez pas l’opportunité d’obtenir une voiture démontée. Une visseuse a aussi été installée avec pour faire vibrer sévèrement le capot sur laquelle est posée la caméra, tandis que deux machinistes secouaient aussi la voiture hors champ pour le plan à travers le pare-brise.

Kristoffer Engholm Aabo filmant la scène de voiture
Kristoffer Engholm Aabo filmant la scène de voiture

https://vimeo.com/881602687

Les extérieurs jours sont aussi très menaçants, avec des bascules couleur hyper marquées...

KEA : J’ai utilisé trois LUTs sur mesure, une pour l’intérieur jour, une pour l’extérieur jour et une pour les nuits. Mais je dois vous dire qu’une grande partie de ces bascules bizarres de colorimétrie sont faites en direct sur le plateau à l’aide de filtres Cokin polarisants couleur. C’est une série de filtres mis au point à l’origine pour les photographes, mais que Benoît Debie a notamment utilisés sur le film Spring Breakers, de Harmony Korine. L’effet est dosé en tournant le filtre devant l’objectif en direct sur le plateau, et il n’y a quasiment pas de retouches ensuite à l’étalonnage en dehors de l’utilisation de la LUT adaptée à l’ambiance. Par exemple, cette balance entre les cyans sur le paysage et le rouge sur les visages qu’on peut observer dans la forêt ou la prairie... C’était super efficace.
Lorsque j’ai pris des captures d’écran directement depuis la caméra, elles étaient vraiment belles. Les couleurs extrêmes de la scène étaient déjà là !
A la caméra, on a tourné avec une Alexa Mini en la poussant la plupart du temps à 1 280 ISO, ou parfois à 1 600 quand on voulait plus de latitude de pose !

Pourtant le cinéma des années 1980, c’est le 35 mm et une bien faible sensibilité comparée à vos 1 280 ISO... Avez-vous adapté votre style d’éclairage ?

KEA : On savait qu’à un certain point, il nous fallait abandonner l’imitation exacte des films des années 1980. Et établir que notre propre univers apparaisse à travers le clip. Et il nous était exclu, vu le nombre de séquences et la complexité de la narration, de filmer en argentique. On est donc parti avec un moodboard très précis correspondant à chaque scène pour établir les enjeux précis de chacune à l’image. C’était absolument nécessaire vu le nombre de choses différentes, très courtes qu’on tournait chaque jour (jusqu’à 12 scènes différentes parfois, de quelques secondes seulement). Une large variété de projecteurs a été utilisée, que ce soit des SkyPanel ou des Orbiter très récents, mais aussi des PAR 36 tungstène de scène, et même des petites sources du commerce pour créer des flares en direction de l’optique.

Un projecteur de théâtre utilisé pour créer le diable
Un projecteur de théâtre utilisé pour créer le diable
Kristoffer Engholm Aabo, au centre, dirige une lampe verte vers l'objectif
Kristoffer Engholm Aabo, au centre, dirige une lampe verte vers l’objectif

C’est assez évident dans certains plans comme celui en contre-plongée dans l’escalier où il se tient au sommet avec sa hache.

Photogramme

On remarque une sorte de douche de lumière qui vient d’une petite lampe LED de vélo juste au-dessus du matte-box. Une autre trouvaille qu’on a beaucoup appréciée, c’est la qualité de réflexion obtenue à partir des couvertures de survie dans la scène du laboratoire piscine évoqué plus haut.
On l’a réutilisée, par exemple, dans les plans de l’explosion, en trichant un effet flamme à partir de projeteurs très ambrés se réfléchissant sur des couvertures de survie agitées.

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)


https://youtu.be/BKbupWX_buE?feature=shared