Yves Cape, AFC, et sa collaboration avec le réalisateur Michel Franco - 2e partie

Par Caroline Champetier, AFC

Contre-Champ AFC n°355

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Dans cette seconde partie du long dialogue entre Yves Cape, AFC, et Caroline Champetier, AFC, à propos de Sundown, de Michel Franco, il est question d’étalonnage, de peaux, de neutralité, de prison, de justesse des décors, d’arrivées de lumière... de tous les questionnements qui ne relèvent pas seulement de choix techniques ou esthétiques.

DIT - ETALONNEUR

Caroline Champetier : Comment as-tu sculpté cette image ? Est-ce que tu as fabriqué une courbe en amont du film avec Richard Deusy ? Parce que j’ai senti qu’il y avait quelque chose d’adouci au départ qui vient peut-être du fait que c’est une fausse piste, on ne comprend même pas si c’est un couple ou pas un couple, si ce sont leurs enfants ou pas et les dialogues sont ciselés pour qu’on ne le comprenne pas d’ailleurs, puis quelque chose arrive en cours de film peut-être est ce deuxième film dont tu parles, plus de chromatisme, plus de contraste.

YC : Au Mexique, j’ai eu la chance de rencontrer un DIT, Diego Sanchez, qui a aujourd’hui une société de postproduction de film, Pixel. Au Mexique, il n’y a pas de films sans DIT, même les petits films parce qu’ils remplacent le labo par un DIT, c’est leur habitude. Donc, quand on a fait Chronic pour Michel, c’était normal, j’avais un très bon DIT de Los Angeles, Ryland Jones. Au Mexique, sur le premier film qu’on a fait là-bas, j’ai rencontré Diego Sanchez qui était le DIT. Diego, c’est non seulement un bon technicien, mais j’ai vite découvert que je pouvais parler avec lui de l’image que je voulais faire, donc tout de suite je les ai mis en rapport, Richard et lui, parce que d’une certaine manière il y avait le type qui était avec moi pendant le tournage et le type qui serait avec moi après le tournage et j’avais besoin qu’ils se parlent pour que toutes ces infos communiquées dans tous les sens s’ordonnent. Quand le scénario est définitif, je l’envoie à Richard et on en parle. Il y avait quelque chose de très important pour moi dans le scénario, c’était justement cette deuxième partie sur la plage où je voulais vraiment inscrire une dureté de la lumière, en fait cette lumière frontale de quelqu’un qui s’expose sur une plage véritablement.

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CC : Donc ce que j’ai ressenti est juste ?

YC : Oui, je voulais être à la limite de la surexposition, je voulais qu’on sente que le soleil était dur. En même temps, je n’aime pas du tout les images dures, donc ça n’était pas dans la dureté que ça devait se trouver, mais dans autre chose, dans le contraste, tu as raison, et dans le chromatisme, cela s’est fait avec Paco Galván, DIT de chez Pixel, qui était sur le plateau avec le monteur. L’avantage du DIT, c’est qu’il est là au moment où l’image se crée, il avait reçu de Richard et Diego des conseils sur les endroits où il pouvait intervenir, on a assez vite trouvé la direction. J’ai fait des images avec la RED parce que comme on a tourné chronologiquement, on a d’abord commencé par le premier hôtel assez chic qui était un peu différent où il y a déjà des scènes où Tim s’expose au soleil. On s’est dit : « Allons le week-end faire une image sur cette plage pour voir comment on arrivera à différencier le premier hôtel du deuxième hôtel, le début du film à la suite. »

CC : Avec quelle RED ?

YC : La RED Monstro. Nous avons tourné quelques images là-bas et une évidence nous est apparue : les couleurs. Sur cette plage il y a toutes les couleurs, ou presque, on s’est donc dit qu’il ne fallait pas aller contre, que ce serait artificiel et comme on aime être plutôt normal, on s’est dit que cette plage, globalement, serait neutre chaud, par contre, que l’hôtel avant, on pouvait essayer de le faire neutre froid, plus chic… Cet univers familial qu’on ne comprend pas très bien et aussi le fait qu’on ne veuille pas trop donner de pistes. La fausse piste, c’est quelque chose qui appartient à Michel, il s’est rendu compte au tournage que les dialogues permettaient ces équivoques, moi-même, quand j’avais lu le scénario, je ne l’avais pas capté, par exemple c’est quand on a tourné la scène de la piscine où ils sont tous les deux, l’un à côté de l’autre, que Michel m’a dit mais en fait si on veut ça peut être un couple, donc on a joué cela.

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CC : Sauf qu’il y a quelque chose de très juste dans leur jeu qui fait qu’il n’y a pas du tout d’érotisation, particulièrement de sa part à elle, et en revoyant le film on le comprend seulement la première fois où le chargé d’affaires dit « Ta sœur » en s’adressant au personnage de Tim Roth.

YC : Je le vois faire avec les comédiens, c’est-à-dire qu’il ne veut pas préciser sa pensée avec un comédien, s’il y a questionnement de sa part, c’est qu’il y a questionnement dans la scène, par la suite ça doit être tranché évidemment. Mais ces ambiguïtés, quand on les découvre au tournage ou à la vision des scènes sur le plateau, on décide donc parfois de les accentuer ou pas et on les fait disparaître en avançant si nécessaire.
A Acapulco, on a invité des gens qui ne connaissaient rien au film, par exemple la fille de la commission du cinéma, il y avait des gens en vacances, une amie de Michel, psychiatre, qui est venue aussi et il y a eu des remarques par rapport à ça, tout d’un coup les gens nous disent : « Mais moi, je n’avais pas compris qu’ils étaient frère et sœur ». On s’est demandé si c’était bien ou pas, et s’il fallait rajouter une scène pour qu’on comprenne mais on a laissé comme ça, c’est comme cela que Michel fonctionne.

CC : C’est très finement fait donc je comprends que ce ne soit pas trop décidé et vissé dans le scénario parce que c’est fin et parce qu’en plus ça peut venir par des détails, c’est comme l’histoire du passeport quand il ouvre sa valise à l’aéroport et qu’on est supposé voir le passeport à la première vision du film on y croit, à la deuxième on voit qu’il a à peine regardé et que c’est une décision.

YC : Mais tu vois en fait, ce qui est compliqué, c’est que là pour le coup, c’est vraiment la mise en scène qui va créer cette hésitation, il aurait été très simple qu’il ouvre sa valise et que le passeport soit plus visible, ce qu’on a fait à un moment donné, mais on s’est dit que ça faisait téléfilm, c’est-à-dire qu’on indiquait que le passeport était dans la valise et ce n’est pas ça qu’on voulait faire et donc on a eu l’idée de le mettre dans cette pochette sur le côté où on le voit si on a envie de le voir et si on ne le voit pas, ce n’est pas grave.

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Ce qui est amusant d’une certaine manière, c’est que la façon dont Michel travaille le cadre, ce qu’on va voir dans l’image, ce que les comédiens vont avoir comme doute comme hésitation, etc., c’est exactement la façon dont moi je travaille avec la lumière ; pas avec le cadre parce que le cadre nous donne les directions mais la lumière il y a cette part d’hésitation, ça peut être comme ça mais ça peut être aussi autrement. Un cas classique pour un opérateur, c’est plus facile d’avoir une lampe allumée, après que Michel m’a validé l’idée je commence à me balader, je me dis tiens allumons celle-là… Puis je regarde ça dans la caméra et je me dis « C’est vraiment une image d’opérateur », en fait j’allumais toutes les lampes parce que ça m’arrangeait à ce momen-là, je me suis retourné vers Michel et lui ai demandé : « Toi, tu te mettrais comment dans cette pièce ? Tu penses qu’ils allument les lampes ? », il me répond : « Non, ils n’allumeraient pas la lumière » et je dis : « Mais tu es sûr qu’ils n’allumeraient pas la lumière ? » « Il se mettrait tout seul assis comme ça » oui je pense et puis il me propose de demander à Tim, je vais donc voir Tim « Tim, si tu étais dans cette pièce tu allumerais ou pas ? », il me dit : « Non dans cette scène, non je n’allumerais pas » donc moi je me tiens à ça.

CC : C’est juste et intéressant ce que tu dis, que la lumière ne doit pas venir du désir soit de facilité, soit de monstration de l’opérateur, elle doit venir du cœur du film, du personnage.

YC : Oui, ça doit venir d’un endroit qui n’est pas l’endroit de l’opérateur, qui est un endroit plus incandescent du film, un endroit qui est entre la mise en scène, le jeu du comédien, le scénario et l’esthétique globale qu’on veut donner au film, mais des acteurs comme Tim Roth sont précis, quand on va lui poser cette question. Sur les films Memory et Dreams quand je posais ce genre de question à Jessica Chastaing, elle avait une réponse tout à fait logique dans la logique de son personnage, elle ne me dirait jamais je m’en fous !

CC : Il y a une sorte de neutralité active dans l’image qui est aussi une neutralité de la mise en scène de toute façon, tu en parles très bien, jusqu’à maintenant on a beaucoup évoqué cette neutralité mais est-ce que vous avez des idées derrière la tête, des pré-requis ?

YC : Je pense qu’en grande partie c’est parce qu’on ne sait pas faire autre chose ! Par exemple, dans à peu près tous les scénarios de Michel, il y a des scènes de rêve ou d’imagination et ce sont les scènes qu’on a le plus de mal à faire parce que tout d’un coup on sort d’une logique naturaliste, dans Sundown, c’est évidemment ce qui concerne les cochons.

CC : Je dois dire que la scène qui se déroule en prison est magnifique, la suivante, quand on les voit rentrer chez Bérénice, c’est à peu près le seul moment du film où on a le sentiment de ne pas être avec les personnages.

YC : Ce plan a été difficile à mettre en scène. On avait l’idée que Berenice ne voit pas ce cochon mort en entrant dans l’appartement mais que Tim, lui, le voyait. Ils rentraient de la plage, le personnage masculin devait tomber. Beaucoup de choses à mettre en scène en même temps. C’est en plaçant cette dépouille que Michel et moi nous nous sommes dit que si Bérénice arrivait à entrer sans toucher le cochon, ce serait comme si elle ne la voyait pas, c’est vraiment en plaçant les choses qu’on a découvert ça, parce qu’on ne savait pas très bien ce qu’on allait faire avec elle, comment elle entre, comment il tombe, enfin elle entre, fait deux pas, et lui, tombe derrière ? En fin de compte on a mis le cochon de façon à avoir un espace entre le mur qui va à la cuisine et le cochon pour que Bérénice puisse entrer et le surplus de sang a dû être effacé en VFX. Donc ce plan, Michel et moi le cherchons sur le plateau, on a les idées, on doute, on se dit qu’il faut rester à la porte pour voir l’entrée de Bérénice, c’est le premier plan et puis on est à l’intérieur, Bérénice passe, lui la suit mais il voit le cochon, on l’entend tomber derrière à cause de cette vision, mais c’est vrai que le plan peut paraître bizarre, la caméra est derrière le cochon avec la porte de l’appartement au fond, on est un peu trop loin des personnages à ce moment-là parce qu’on veut voir ce premier plan et les personnages derrière alors qu’en prison, c’est parfait parce que la distance est juste.

Yves Cape et Iazua Larios (Bérénice) - DR
Yves Cape et Iazua Larios (Bérénice)
DR


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LES PEAUX

CC : Beaucoup de mes questions ont été traitées dans notre discussion mais j’aurais voulu parler un peu des peaux, à la première vision du film j’ai eu l’illusion que tu avais établi une progression du teint de Tim Roth qui était très pâle au début et puis moins par la suite parce qu’effectivement il grillait au soleil, comme tu dis, et à la deuxième vision j’ai compris qu’il n’en était rien et même que tu acceptais des écarts colorimétriques selon les séquences. Donc je voudrais que tu décrives ton attention aux peaux.

YC : Tim Roth a une peau de roux très blanche avec quelques des taches de rousseur. J’aime bien retranscrire cela, ça me vient vraiment de Bruno Dumont, le plus possible à la caméra, en fait, je pense que si on choisit cet acteur, on le choisit aussi pour ça, pour cette peau si particulière, ce visage en premier lieu et ses expressions ou ses non-expressions de visage dans le cas de Tim Roth, mais je pense vraiment que cette peau qui marque, c’est ça qui nous intéresse aussi. Par exemple, ses bras m’ont rappelé les bras de mon père qui était roux également, il a des bras très blancs avec ses poils roux, on pourrait croire qu’ils sont blonds mais en fait ils sont roux vénitiens avec des tâches de rousseur et de vraies rougeurs, il y avait aussi cette idée qu’il pelait à cause du soleil, à un moment donné on le voit qui gratte sa peau car il pèle, de toute façon sous ce soleil, là-bas à Acapulco, tout le monde doit se protéger parce que même ceux qui aiment bien le soleil grillent tout de suite.

Michel Franco
Michel Franco


Michel, comme Tim Roth, ne supporte pas le soleil, il est habillé toute la journée de pied en cap avec un chapeau, une ombrelle, de la crème solaire. Ce que j’aime bien retranscrire, c’est ça en fait, c’est cette peau vivante, après c’est sûr que quand on se retrouve dans la prison on est plutôt dans une atmosphère froide, une atmosphère neutre froid et sa peau vire légèrement roux-vert parce que le bleu des murs fait entrer du vert dans sa peau et je l’accepte parce que je me dis que c’est l’environnement qui lui donne cette teinte.

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C’est un décor que j’ai complètement prélighté avec le chef électro parce qu’en fait je n’arrive pas à aider le réalisateur dans sa mise en scène si je ne vois pas le décor abouti, je n’arrive pas à lui dire quelles sont les meilleurs axes, par exemple, si je n’ai pas d’idées sur la place des projecteurs. Quand l’avocat vient le voir, est-ce qu’il y a un néon du côté de l’avocat ou du côté de Tim Roth, je sais pas encore, je prélight avec mon chef électro pour ça, parce qu’à partir de là je peux me dire « Non la chose est mieux quand le néon est du côté de l’avocat pas de Tim, par exemple la table où il y a les réunions, est-ce qu’il y a une lumière en douche ou pas ou est-ce que c’est de nouveau sinistre parce qu’ils se voient dans un endroit sinistre, en même temps on n’a pas envie d’une lampe sur la table donc il faut un parti pris net, que la lumière vienne toujours d’en haut, c’est aussi pour une simplicité de mise en scène, c’est évident et en règle générale avec Michel j’essaye dans la mesure du possible d’avoir très peu de choses sur pied.

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CC  : Mais tu pourrais les avoir au sol, j’ai pas mal éclairé le dernier film par le bas, c’est intéressant, elle est très belle cette prison, les murs étaient comme ça ?

YC : La prison, c’est en fait à Mexico City, c’est un endroit où on a déjà tourné trois fois avec Michel. Ils ont un ancien bâtiment industriel énorme où ils tournent toutes leurs séquences de prison pour des films très différents. Il y a des espaces gigantesques, la douche est une ancienne douche dans ce bâtiment industriel qu’on a refait fonctionner.

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Il y avait des bureaux de production à cet endroit, donc avec le chef décorateur de Sundown, c’est le même décorateur qu’on a eu sur New Order et Memory, Claudio Castelli, on a choisi en fonction des scènes les coins qui nous intéressaient, il y avait toutes les possibilités, donc on a choisi l’espace vraiment pour la mise en scène et par rapport au nombre de figurants que nous pouvions avoir pour remplir une prison. Le décorateur a repeint et repatiné tous les murs dans un espèce de code couleur qu’on s’était donné.

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Quand Tim Roth est dans la cour de la prison sous ce grillage, ce plan est tourné à Acapulco parce que ce genre de décor avec des montagnes derrière n’existe pas à Mexico City, donc on raccordé chromatiquement la prison à ce décor.

CC : Puisqu’on parle de ça, les décors sont extrêmement justes, enfin que veut dire décors justes ? Mais en tout cas ils existent fortement, ils ne sont pas en avant ni en retrait mais participent vraiment à la narration. Est-ce que tu es impliqué dans leur recherche et est-ce que tu en as refusé, ce qui est toujours désagréable ?

YC : Pour le premier hôtel, il y a eu plusieurs possibilités puis à un moment donné avec Michel on a choisi celui-là, ça nous a intéressés qu’ils aient une maison à eux en fait parce qu’on ne voit pas qu’ils sont dans un hôtel, au début on comprend qu’il y a un semblant de service mais on ne sait pas très bien où ils sont, quand ils partent on se dit Ah oui ok !, ils sont dans un hôtel et on comprend. On choisit vraiment les décors en fonction de ce qu’ils racontent sur les personnages socialement. Ici on s’est dit qu’on avait besoin d’un hôtel très chic en comparaison avec le deuxième qui est populaire. Donc on a vu un certain nombre d’hôtels et ceux-là nous ont attirés. Le deuxième hôtel sur la plage, on voulait tout ensemble parce que Michel n’aime pas tricher ce genre de configuration, en plus c’est le décor principal, c’est à la fois l’hôtel, le trajet, la boutique et la plage.
Pour la boutique, par exemple, on avait le choix entre plusieurs boutiques le long de cette plage. Le choix c’est fait bizarrement : Bérénice, ce n’est pas sa boutique, elle y travaille seulement, il y a une autre fille avec elle. Un jour, en rodant par là avec Michel, on a accosté cette fille dont c’était la boutique plutôt d’objets d’artisanat et on a parlé avec elle. Elle nous a demandé ce qu’on faisait ici. Michel a dit : « Je suis de Mexico City, je suis réalisateur » et elle a tout de suite proposé sa boutique, donc on a transformé sa boutique en dépôt de boisson et on la voit en figuration. On travaille comme ça pour les décors, on voit beaucoup de choses en préparation, certaines choses s’imposent directement mais on élimine aussi beaucoup de décors.

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Avec Michel les repérages définitifs font suite aux 15 jours de lecture, j’arrive toujours un mois avant le tournage. Pour Chronic, nous avions lu 15 jours avec un week-end, maintenant on lit en sept jours quand j’arrive ou parfois un peu plus tard mais on est très conscient qu’on doit le faire. Il y a aussi toute une série de décors qui me parviennent sur photos, je parle avec Michel de ces photos et on échange. Par exemple sur le dernier film que je viens d’étalonner, Memory, il y avait un décor que j’ai toujours refusé sur photo parce qu’il était tout blanc, et très en hauteur donc inéclairable de l’extérieur avec nos moyens et en plus une galerie d’art où les gens refusaient qu’on bouge quoi que ce soit.
J’ai dit à Michel : « C’est pas possible, c’est trop blanc, je ne peux rien faire avec ces grandes baies vitrées qui sont au quatrième étage en plus. » Quand je suis arrivé il y avait donc d’autres choix possibles que Michel et moi avions validés sur photos, nous sommes allés les voir mais ça ne nous plaisait pas, j’ai donc demandé d’aller revoir ce décor que je refusais. Il me posait plusieurs problèmes, Jessica Chastaing devait jouer devant ces murs blancs alors qu’elle a déjà une peau blanche rousse, ses costumes prévus très blancs, le quatrième étage et le fait que ne pouvais rien accrocher ni bouger ! Je me tirais une balle dans le pied en acceptant ça ! Mais en revoyant le décor je me suis dit : « C’est exactement le caractère du personnage, cet endroit, socialement et esthétiquement, donc ça ne va pas de refuser ce qui est juste, je dois trouver une solution à mes problèmes. »

CC : La courbe peut t’aider dans ce cas. Les décors il faut en comprendre l’importance pour la narration. Au départ c’est une réaction de peur et tu penses que ce sont des réactions qu’on ne devrait plus avoir ?

YC : Exactement, c’est pour ça que j’ai dit à Michel : « Vraiment, Jessica Chastaing, son personnage habite dans cet endroit, c’est évident, c’est froid exactement comme son caractère. » Michel, comme Bruno Dumont, pense que les décors doivent être le moins transformés possible et c’est aussi comme cela qu’il choisissent. Il y a toujours des choses qui sont à enlever ou à rajouter, un mur que tu peux repeindre mais quand même ils croient à la réalité d’un lieu.

Donc, la chambre d’hôtel dans Sundown, elle s’est faite là parce qu’elle correspondait exactement à ce que nous cherchions avec très peu de modifications. La terrasse nous intéresse, l’escalier qui arrive de la réception, on a beaucoup d’arrivées et de départs de cette chambre, tout ça marchait bien. En plus, on voit autre chose que les murs, on peut s’appuyer sur l’extérieur, le seul problème était la salle de bain car il y avait une scène de douche et la salle de bain était tout à fait au fond et minuscule mais comme on ne les voit jamais entrer, on peut la faire ailleurs, donc ça se fait comme ça… On a gardé tout le mobilier parce qu’on le trouvait parfait et le chef déco aussi ; après se posait la question de la couleur des murs et de l’étage. On a décidé ça avec le chef décorateur en faisant des essais de couleur sur les différents murs.
On fait assez peu intervenir Michel sur ce genre de détails, il nous fait confiance donc on élabore le décor avec toujours le souci de se dire qu’il faut que ce soit normal, il ne faut pas que ce soit trop joli. Ce qui m’intéressait en tant que directeur de la photo dans cet endroit, comme tu l’as dit tout à l’heure, ce sont les arrivées de lumière parce que s’il y avait trop d’arrivées de lumière, dans tous les sens, je n’avais pas de direction. S’il n’y a qu’une arrivée de lumière, tu as un axe qui est bien, l’autre qui est face lumière, donc l’idéal c’est d’en avoir deux et pouvoir les maîtriser plus au moins ; là, il y avait une petite fenêtre au-dessus du lit, une fenêtre allongée qu’on voit assez peu à l’image mais on sent qu’il y a un rideau et on sent parfois la lumière sur le lit, ça m’arrangeait bien et ça pouvait m’aider par moment, je n’étais pas obligé de jouer forcément de la lumière qui rentre par la fenêtre principale. Enfin, il y a un truc fantastique dans ces pays, qu’il y a a aussi aux Etats-Unis, ce sont ces fameuses moustiquaires, ils ont des moustiquaires partout qui créent un neutre 6 de base sur les fenêtres même sur la porte de la terrasse, on voit qu’il y a une deuxième porte moustiquaire donc on peut soit la mettre tout le temps de jour, on peut les ouvrir et sur les fenêtres, ce sont des systèmes qui coulissent.

CC : Vous avez redescendu les hautes lumières à l’étalonnage ?

YC : Avec cette caméra, dès que j’ai des situations où je crains de ne pas pouvoir sauver les hautes lumières, je mets le HDR, qu’on n’arrive pas toujours à employer et qui parfois ne marche pas, tu ne sais pas très bien pourquoi, mais quand même je sauvegarde toujours les hautes lumières, c’est-à-dire que le diaph, je le fais en fonction des hautes et je compense si nécessaire. Je ne crame jamais les extérieurs à travers les fenêtres, ce n’est pas ce que mon œil voit donc je ne le fais pas, toujours ce souci d’être normal.

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CC : Ça se voit parce qu’il n’y a pas tellement de fenêtres d’étalonnage mais il y en a une dans cette chambre à un moment donné on voit la ville, etc., et on voit que c’est une fenêtre d’étal.

YC : Oui, c’est toujours compliqué. J’emploie aussi parfois des nets 2 diaph ou plus, j’utilise ça plutôt que du ND parce que je trouve que c’est plus facile à manipuler, le ND collé sur les fenêtres ça devient très compliqué et ça veut dire que les fenêtres sont forcément fermées. Mais les nets ça peut introduire une espèce de diffusion que je n’aime pas du tout, l’avantage de ces plans, c’est qu’ils sont quand même assez fixes et j’ai la place pour des polys blancs ou des drapeaux blancs pour compenser et si ça ne suffit pas de mettre derrière des projecteurs pour relever le niveau et c’est aussi pour cela que j’ai au plafond trois rangées de 4 mètres de Boa que je peux allumer progressivement donc je peux éclairer ce qui est proche de la fenêtre plus fortement que ce qui est au fond de la pièce. On n’avait pas la place pour mettre une diffuse en-dessous pour ne pas marquer les ombres parce que le plafond était trop bas mais en général je mets une diffusion en dessous pour que ce soit plus étal et qu’on ne sente pas que ça vient du haut de l’image.
L’avantage, au Mexique, c’est que je travaille avec le même chef électricien, Natcho, depuis maintenant trois films, c’est donc assez simple même s’il ne parle pas du tout français, pas du tout anglais et que je ne parle pas espagnol, on se comprend très bien, ça va très vite, il a compris le système, il connaît le matériel que j’emploie et les raisons pour lesquelles je l’emploie, donc ça va assez vite et on arrive à répondre aux choses rapidement avec un prélight. Dans l’idéal, je n’aime décider qu’une fois que le cadre est en place mais ça n’est pas toujours possible et il faut savoir anticiper, c’est aussi pour ça que j’essaie d’être simple et méthodique.

CC : Oui, tout à fait, tes entrées de lumière, à chaque fois tu dis forte entrée de lumière ou plus faible entrée et de lumière.

YC : Exactement, mais en fait c’est le désavantage et l’avantage de ma personnalité, que je sois si cartésien, c’est un défaut pour les séquences de rêve qui nous posent problème à Michel et à moi, nous sommes des gens cartésiens et on n’arrive pas à trouver de justifications intellectuelles, sans que ce soit un reproche. En fait, on a besoin de se rattacher toujours à des choses qu’on connaît et qu’on comprend, donc les rêves nous posent problème parce que pour les rêves on devrait justement aller vers quelque chose qui est autre que ce qu’on connait, alors on trouve des trucs mais ça nous pose problème, et souvent les rêves, on finit par résoudre nos problèmes en les mélangeant le plus possible à la réalité. Ces scènes de cochons, ce qu’on a essayé de faire, c’est de les mélanger à des scènes de vie quotidienne.

CC : Tu me fais réaliser quelque chose, c’est que si le plan avec le cochon est si juste dans la prison, c’est que le cochon est vivant et que du coup c’est un être vivant de plus alors que dans l’appartement il est mort et que sa tache de sang, ça serait mieux sans, c’est facile à dire, je ne sais pas si j’aurais eu le culot de le dire. Il y a quelqu’un qui est revenu souvent dans la conversation avec qui tu as fait quatre films, c’est Bruno Dumont. J’ai envie de te demander si avec Michel Franco tu as créé une complicité que tu n’avais pas atteint avant avec un autre metteur en scène ou est-ce que Dumont reste ce metteur en scène.

YC : Je pense qu’il y a des points communs entre les films de Michel Franco et ceux de Bruno Dumont mais ce sont des réalisateurs et des personnalités très différentes. Étrangement, ce sont des des réalisateurs qui montent leur film, c’est particulier un réalisateur qui monte son film parce que malgré tout ça veut dire qu’il n’a pas de recul sur ce qu’il fait, je ne sais pas si c’est bien ou pas bien, mais c’est particulier.
Michel m’a contacté parce qu’il avait vu les films de Dumont, il est aussi producteur de films d’autres réalisateurs et un réalisateur qu’il produisait lui a dit : « Je veux travailler avec un opérateur étranger parce qu’il avait fait un film qui se rapproche de ce que je cherche ». Michel s’est donc dit qu’il avait aussi envie de changer d’opérateur et donc d’appeler l’opérateur qui travaillait avec Bruno Dumont qui se rapproche de son cinéma, il m’a donc appelé pour ça.
Sur le dernier film que j’ai fait avec Bruno Dumont, on a été très complices, Bruno partageait vraiment sur Hadewijch, il y avait une vraie complicité et de vrais échanges, mais Bruno est quelqu’un qui a un découpage qui est là dès le scénario même si on le vérifiait ensemble. Pour le scénario, je ne sais pas si à cette époque-là j’avais le cran d’oser discuter de cela avec lui en tout cas je ne l’ai jamais fait.
Très clairement, j’ai atteint avec Michel une complicité que je ne m’attendais pas à trouver un jour avec un réalisateur. Chaque film, chaque collaboration est différente, mais avec Michel c’est particulier, six films, ça compte. C’est beaucoup de temps ensemble sur ces dernières années ! Après, est-ce que c’est bien ces collaborations qui durent, est-ce que nous sommes encore autant créatifs, est-ce qu’on se remet encore suffisamment en question ? Est-ce que je lui apporte encore ce dont il a besoin ? Je l’espère, mais est-ce que Michel ne devrait pas se confronter à quelqu’un d’autre. Tous les exemples existent, ceux qui travaillent toujours avec les mêmes, ceux qui change chaque fois, ceux qui reviennent, c’est un sujet douloureux, mais il existe et j’en suis conscient.

- Lien vers la première partie du dialogue entre Caroline Champetier et Yves Cape

Yves Cape (en chemise blanche) et Michel Franco (en tee-shirt blanc) encadrent Alejandro Sánchez de la Peña, le producteur ; avec, à l'extrême droite, les deux assistants caméra, Chris Muñoz et Raúl Emmanuel Gutiérrez Castro ; et Francisco Galván, DIT, le quatrième à partir de la droite - DR
Yves Cape (en chemise blanche) et Michel Franco (en tee-shirt blanc) encadrent Alejandro Sánchez de la Peña, le producteur ; avec, à l’extrême droite, les deux assistants caméra, Chris Muñoz et Raúl Emmanuel Gutiérrez Castro ; et Francisco Galván, DIT, le quatrième à partir de la droite
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