Nicolas Massart, AFC, revient sur les défis techniques du tournage de "Sous la Seine", de Xavier Gens

"Plongée en eaux troubles", par François Reumont pour l’AFC

Contre-Champ AFC n°356

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Mis en ligne sur Netflix depuis le début du mois de juin, Sous la Seine, de Xavier Gens, s’est depuis hissé au rang des programmes les plus visionnés sur la plateforme, et ce dans un contexte particulier puisque le réalisateur, la production et la plateforme ont depuis été assignés au tribunal par un autre scénariste qui s’estime victime de plagiat. Ce film à suspens mettant en scène l’intrusion d’une race de requins mutants capables de s’adapter notamment à l’eau douce et de remonter les fleuves profite de l’actualité des proches Jeux Olympiques parisiens pour faire le buzz. C’est Nicolas Massart, AFC, qui s’est chargé de mettre en images cette histoire, avec de très nombreuses scènes sous-marines tournées dans le grand studio européen dédiée à la chose (Lites, à Bruxelles). (FR)

Été 2024, Paris accueille pour la première fois les championnats du monde de triathlon sur la Seine. Sophia, brillante scientifique, est alertée par Mika, une jeune activiste dévouée à l’écologie, de la présence d’un grand requin dans les profondeurs du fleuve. Elles n’ont d’autre choix que de faire équipe avec Adil, commandant de la police fluviale pour éviter un bain de sang au c ?ur de la ville.

Vous n’êtes pas un vétéran de la prise de vues sous-marines, comment vous êtes-vous donc retrouvé sur ce film ?

Nicolas Massart : C’est sur la série Netflix "Lupin" que j’avais rencontré Xavier Gens, et le contact s’était vraiment très bien passé. Quand il m’a proposé le projet Sous la Seine, j’ai d’abord hésité au vu du nombre de challenges que ça représentait... Je ne savais pas trop si j’avais envie de me lancer dans un défi pareil... Et puis, comme je m’entendais vraiment très bien avec Xavier, j’ai décidé de lui dire oui. Heureusement pour nous, le film a pris pas mal de retard dans sa préparation, notamment à cause du casting. Quand on a commencé la préparation en septembre 2022, le film devait se tourner à l’origine deux mois plus tard en novembre. Et finalement nous avons commencé le tournage en janvier 2023. Quatre mois dont on a tiré vraiment parti, avec le concours de la production qui a joué le jeu en nous permettant, par exemple, ; d’avancer le budget pour trois journées de tests dans le studio sous-marin qu’on allait investir ensuite sur le tournage. Je tiens vraiment à saluer ce petit noyau constitué par le producteur exécutif Daniel Delume, l’assistante réalisatrice Thomine De Pins et Arnaud Fouquet, de MPC (superviseur VFX), avec lesquels on a beaucoup défriché, testé et mis au point peu à peu la méthode pour faire le film.

Bérénice Bejo
Bérénice Bejo


Quelles étaient les relations avec Netflix ?

NM : Le film était tout de même un vrai pari pour la plateforme, avec un budget conséquent et je crois qu’il avaient un peu besoin d’être rassurés. Pour cela, Xavier a lui-même fait un truc un peu dément, c’est-à-dire qu’il a entièrement pré-visualisé son film en s’installant dans un studio de danse pendant un mois à Pantin. Équipé de son téléphone, de quelques cartons et de bâches plastiques transparentes pour imiter l’eau, il a demandé à de jeunes acteurs habillés avec des T-Shirts aux noms des personnages d’interpréter très primitivement chaque scène, chaque plan du film. Le tout a été entièrement monté, avec un résultat proche de ce qu’on voit dans Soyez sympas, rembobinez, de Michel Gondry. Un document hilarant absolument unique, qui je l’espère sortira un moment dans un supplément ! En tout cas ça a beaucoup plu chez Netflix, cette maquette établissant absolument tout le rythme du film à venir. C’est pour cela qu’elle nous a aussi beaucoup servi par la suite sur le tournage pour limiter au minimum le nombre de plans à tourner. Grâce à cette prévisualisation, je me souviens que Xavier était extrêmement précis dans ses demandes, et on se limitait parfois sur certains plans sous-marins à ne tourner que quelques secondes de chaque valeur, laissant volontairement tomber les masters trop compliqués ou juste inutiles au regard du rythme de la scène.

Studio Lites à Bruxelles - Photo Sofie Gheysens
Studio Lites à Bruxelles
Photo Sofie Gheysens


Où avez-vous donc tourné ?

NM : Le tournage des séquences sous et sur l’eau s’est réparti essentiellement sur trois endroits. Le studio Lites, à Bruxelles, pour tout ce qui se passe sous l’eau et dans le décor de la crypte des catacombes. La Cité de la Luz, à Alicante, avec un grand bassin d’extérieur (100 m x 80 m) nous servant pour les extérieurs jour sur l’océan et pour la grande séquence du triathlon, et enfin quelques jours de tournage à Paris, en décors réels autour de Notre-Dame et de l’île Saint-Louis. Il faut dire que c’était inenvisageable de tourner plus à Paris, les autorisations étant très difficiles à obtenir sur la Seine, les créneaux se résumant au matin entre 6h et 9h, avant que le trafic sur le fleuve ne soit trop important.

Le décor semi immergé de la crypte - Photo Sofie Gheysens
Le décor semi immergé de la crypte
Photo Sofie Gheysens


Vous avez donc assemblé des arrière-plans parisiens avec des avant-plans tournés en Espagne ?

NM : Oui, sur la plupart des plans, nous avons dû faire du compositing. D’une part les plans avec les figurants, les décors d’avant-plan et l’eau, un immense fond vert de 9 mètres de hauteur couvrant toute la largeur du bassin à Alicante.

La bassin à Alicante avec la CableCam - Photo Sofie Gheysens
La bassin à Alicante avec la CableCam
Photo Sofie Gheysens


Et d’autre part les pelures tournées ensuite à Paris, sur les quelques jours qui nous avaient été attribués sur place. Pour cela, un relevé minutieux des orientations solaires a été effectué, de manière à pouvoir raccorder entre les deux lieux de tournage. La météo nous jouant bien sûr quelques tours, car le soleil est absolument nécessaire ensuite sur Paris pour raccorder avec les images tournées à Alicante. Pour les mouvements de caméra, j’ai eu le grand plaisir de pouvoir travailler avec Benoît Dentan, de XD motion, qui est venu installer au-dessus du bassin en Espagne les quatre pylônes supportant le système CableCam, tel qu’il est utilisé sur les matchs au stade de France. C’était d’ailleurs à la suite d’un de ces événements qu’on avait pu ensemble tester la configuration nous permettant ensuite sur la scène du triathlon de faire bouger la caméra à peu près dans toutes les directions depuis 10 cm au-dessus de l’eau jusqu’à 10 m en hauteur. Un dispositif qui nous a permis de nous passer de toute grue ou machinerie traditionnelle, peu adaptée à la souplesse qu’exigeait cette scène avec beaucoup de figurants. Avec le CableCam, on était très réactif, et on pouvait même avec les très courtes focales qu’affectionne Xavier aller chercher les plans très vite, que ce soit le top-shot au-dessus des nageurs, ou celui qui zigzague plus tard au milieu d’eux avec les attaques des requins...

Comment aborder le compositing sur les plans en mouvements ?

NM : Pour ces plans, un relevé très précis de la position de la caméra dans l’espace est fourni en metadata par le CableCam. Ce sont ces données qui sont ensuite réutilisées par les VFX pour tourner les pelures à Paris, et pouvoir les intégrer en arrière-plan dans les mouvements. Je tiens aussi d’ailleurs à saluer l’équipe hollandaise de "Grip on Water", (Frerik Scheffer et Hans Broer) qui nous a accompagnés sur ce film, se chargeant de tous les mouvements de caméra sur l’eau, grâce à leur bateau dolly spécial équipé de jets, et non pas d’hélices. Un outil absolument redoutable qui leur permet une précision dingue dans les mouvements de caméra sur l’eau comme ceux que vous pouvez voir dans de nombreuses séquences.

Le zodiac de "Grip on Water"
Le zodiac de "Grip on Water"


Ce qui frappe en voyant le film, c’est les différentes ambiances sous-marines, en textures et en couleurs selon les scènes...

NM : Oui, la recherche de la texture de l’eau était une des choses fondamentales pour moi. La véritable Seine est assez dense, et quand on effectue une plongée dedans, la visibilité en profondeur ne dépasse pas beaucoup les deux mètres. Pour le film, on a décidé avec Xavier de se laisser un petit peu plus de marge ! Mais tout de même, on voulait ressentir cette eau qui transporte plein de choses, un peu verdâtre et surtout la présence du courant... Car c’est la réalité de ce fleuve à Paris. Pour cela, les journées de tests en prépa nous ont été capitales, essayant plusieurs recettes pour salir l’eau du bassin. Je me souviens d’abord avoir tenté un mélange de brocolis, d’argile et de lamelles d’herbe pour créer cette espèce de soupe verte à l’image. Comme il était aussi prévu d’utiliser ces sortes de torches tenues à la main par les plongeurs dans certaines scènes, on est revenus un peu en arrière sur le vert, car autrement ça ne pouvait pas aller avec le rouge de ces lumières... Finalement le brocoli a été remplacé par du chou-fleur ! C’était vraiment comme se trouver en cuisine ! Pour visualiser à l’image le courant, on a installé des jets hors champ qui créaient ces remous dans cette soupe... et qui rendaient en conséquence la tâche des comédiens et des plongeurs un peu plus compliquée.

À quelle profondeur avez-vous tourné ?

NM : Le bassin chez Lites fait 9 mètres de profondeur. Mais nous n’avons généralement pas utilisé toute cette profondeur. La plupart du temps on se situait aux alentours de 5 mètres, soit mi bassin. Pour les plans les plus complexes, comme ceux avec les explosions sous-marines, on s’est installé plutôt à 2 mètres de profondeur, en utilisant une espèce de tambour rotatif qu’on appelait la machine à laver, permettant de faire tourner ensemble le comédien et la caméra dans un mouvement de roll autour de l’axe optique. Une création de l’équipe de "Grip on Water" spécialement mise au point pour réaliser ce plan que Xavier avait imaginé. L’autre originalité du studio Lites, c’est la possibilité d’immerger l’intégralité du plateau sous 1,50 mètre d’eau. C’est ce qui nous a permis de filmer la séquence de la crypte, avec un très beau décor mis en place par l’équipe de Hubert Pouille.

Le décor de la crypte
Le décor de la crypte


Pour éclairer cette scène, j’ai eu recours à un niveau très doux pour les ombres dosées à partir de SkyPanels en douche depuis le plafond du studio, et une série de projecteurs Rosco LED X effects RGBW permettant de simuler les reflets de l’eau - sans avoir à faire réfléchir une source classique dans de l’eau. Ce sont des outils très pratiques, dont on règle la couleur sur console et qui permettent de donner immédiatement cette sensation d’eau en mouvement sur chaque plan.

Chez Lites lors des essais de masques - Photo Sofie Gheysens
Chez Lites lors des essais de masques
Photo Sofie Gheysens


Parlons un peu des masques, un des éléments-clés de l’image du film.

NM : Ce choix des "full face masks" nous est venue du film 47 Meters Down, dans lequel on les a découverts. Vous savez, dès qu’on commence à mettre un masque de plongée traditionnel sur un visage, on cache énormément le jeu du comédien. Il ne reste presque plus que les yeux, et encore ! Face à ce dilemme, on a cherché d’où venait ces masques spéciaux, qui s’avèrent être fabriqués en toute petite série par une société anglaise nommée "Marine Department ". Outre le fait de couvrir l’intégralité du visage, ils ont aussi la particularité d’offrir des parties en verre de chaque côté, donnant beaucoup de visibilité au comédien. En fait, ce sont des accessoires qui ont été mis au point surtout pour le tournage de documentaires sous l’eau, les plongeurs ayant avec eux un champ visuel beaucoup plus étendu. L’autre raison de ce choix, c’était l’enjeu visuel de la scène des catacombes. Un décor sous-marin plongé dans l’obscurité la plus totale, puisque situé sous terre. Pour conserver la lecture des visages dans les plans larges, tout en conservant un environnement crédible et suffisamment sombre, on s’est dit qu’en installant des petits éléments éclairants à l’intérieur on pourrait peut-être s’en sortir...


On pense un peu à Abyss, de James Cameron...

NM : Oui, c’est l’un des films préférés de Xavier, on y a forcément pensé, car ils étaient confrontés à l’époque au même problème d’obscurité. Comme ces masques intégraux ne sont pas du tout équipés de lumière à la base, on s’est adressé à Henrik Moseid de Softlights à Paris qui est spécialisé dans le sur-mesure pour les installations lumière sur les films. C’est lui qui s’est chargé de mettre au point le dispositif d’éclairage intégré au masque, avec à ma demande, la possibilité d’avoir deux températures de couleur contrôlables selon les scènes.

Le prologue, censé être tourné dans l’océan, sous cette sorte de continent de déchets plastiques, utilise plutôt la lumière du jour. Et la séquence comme celle des catacombes, plutôt une lumière tungstène, plus proche des torches sous-marines rouges tenues par les comédiens, que Softlights a également mis au point. Grâce à cette combinaison, j’ai pu vraiment lors de mes tests trouver les meilleurs réglages pour exploiter au mieux les visages, et éviter les carnations grisâtres qu’on a trop souvent dans ce genre de scène sous-marine.

Netflix a comme cheval de bataille le HDR et la 4K... Qu’en pensez-vous ?

NM : Quand on tourne un film où l’eau a une telle présence à l’image, la pertinence du HDR vous saute tout de suite aux yeux. On s’aperçoit immédiatement combien les détails dans les hautes lumières deviennent importants. Les torches, très brillantes... Ou simplement la texture des bulles, les brillances incroyables qui donnent un effet presque de relief à tous ces plans sous l’eau. La très grande latitude de l’Alexa 35 que j’utilisais pour la première fois était donc très utile. Sa qualité des couleurs aussi, qui soudain nous permettait même sous l’eau de récupérer des détails sur les lèvres, les pommettes, les yeux. Même si j’ai constaté que beaucoup d’opérateurs restent encore dubitatifs sur l’intérêt du HDR, je peux vous dire que sur ce film ça a donné beaucoup de profondeur et de volume à l’image.

Tout a été vraiment tourné sous l’eau ?

NM : Tout sauf un plan ! Le plan où Bérénice Béjo est entraînée en apnée vers les profondeurs par le requin dans le prologue est la seule à avoir était tournée en studio hors de l’eau. Pour ce plan-séquence assez complexe, où on se rapproche d’elle au fur et à mesure que la pression s’accumule sur son corps, on a utilisé une caméra Motion Control opérée par Jacques Honvault. Une technique qu’on envisageait même d’utiliser pour des séquences entières de Sous la Seine en préparation. Avec l’idée de gagner du temps, de faciliter la communication avec les comédiens, et de leur éviter les désagréments de l’entraînement à la vraie plongée. Une idée qui a été vite mise de côté vu le nombre de plans astronomiques à traiter qui aurait fait littéralement exploser budget.

Et oui, d’ailleurs, combien le film a-t-il couté ?

NM : Le film est fait pour une vingtaine de millions d’euros, avec un tournage sur 12 semaines. Mais vraiment rien n’aurait été possible sans ces quatre mois de préparation que j’évoquais au début de notre discussion. Un choix décisif pour pouvoir tout faire rentrer ensuite dans le budget.

Sous la Seine
Réalisation : Xavier Gens
Production : Vincent Roget
Producteur exécutif : Daniel Delume
Directeur de la photographie : Nicolas Massart, AFC
Décors : Hubert Pouille
Costumes : Camille Janbon
Son : Jacques Sans
Montage : Riwanon Le Beller
Musique : Anthony d’Amario, Alex Cortes, Edouard Rigaudière