"La pellicule, avenir du stockage numérique"
La société Digifilm Corporation tente de résoudre l’équation complexe entre le coût de stockage d’un fichier (en l’occurrence une œuvre numérique), sa pérennité dans le temps, sa robustesse physique et logicielle. Le principe technique consiste en la transformation des données sous forme de QR Code imprimés sur de la pellicule 35 mm. En quelque sorte, le meilleur des deux mondes.
Mediakwest : Nous pourrions commencer par les raisons pour lesquelles Digifilm s’intéresse de près à la préservation des données informatiques. Quel est votre constat de base ?
Antoine Simkine : À mon sens, les solutions actuelles de préservation des données informatiques à très long terme ne sont pas pertinentes, tout simplement parce que tout ce qui est support magnétique a une durée de vie très courte, pas plus de cinq à dix ans avec de la chance ! Cette préservation nécessite en outre des migrations, de la maintenance et beaucoup d’entretien pour s’assurer de perdre le moins possible de données. Chaque migration représente un danger de perte, un long travail, sans même parler de l’énergie consommée pour conserver tous ces éléments et du gaspillage en termes de disques durs ou de bandes magnétiques jetées !
La solution trouvée par certains consiste à utiliser les rares supports plus pérennes, par exemple des M-Disc en format blu-ray censés offrir des durées de vie assez longues. Ces disques sont néanmoins dépendants d’un lecteur, une machine extrêmement sophistiquée qui, actuellement, n’existe à bas prix que parce qu’elle est fabriquée à très grande échelle. Personne ne me fera croire qu’un blu-ray sera encore lisible dans cinquante ans, compatible et rétro-compatible avec tout ce qui s’est passé entre les deux. La preuve en est que, dans le monde de l’informatique, cela n’arrive jamais. On n’y arrivera pas, c’est à peu près clair de ce point de vue-là. Essayez de lire un Floppy 5 pouces ¼ aujourd’hui, c’est mission quasi-impossible ! Même la façon dont les données sont enregistrées n’existe plus, le système d’exploitation n’est plus le même.
Je prends un autre exemple, Silica, la solution que Microsoft développe avec Toshiba. Elle est formidable. Des lasers pulsés pour écrire dans du verre, l’idée est géniale ! Mais, expliquez-moi comment on va décoder tout cela. Est-ce que ce sera un standard ? Va-t-on y parvenir dans cinquante ans ? Cinquante ans passent vite. On voit bien à quel point des données se perdent constamment. La problématique est énorme !
Forts de ces réflexions, vers quoi dirigez-vous vos recherches ?
A. S. : Nous nous demandons comment faire pour obtenir un support qui demande zéro maintenance, aucun entretien particulier, qui soit d’une solidité à toute épreuve et ne nécessitant aucun appareil ultra sophistiqué, ultra spécialisé pour la relecture. Et, parce que nous venons d’un monde où l’on manipule la pellicule depuis longtemps, que nous la connaissons bien (ce qui n’est pas le cas du monde des données qui la connaît peu), nous nous disons que la pellicule peut remplir cette mission de support à très long terme. Nous prenons la pellicule comme support. Sur cette pellicule, au lieu d’imprimer des images, nous mettons un code informatique similaire au QR code, mais à très haute densité et très facile à relire par n’importe quel scanner. Point besoin d’un appareil dédié, n’importe quel scanner capable de voir une image fera l’affaire. Du moment qu’on peut voir à l’œil le code barre, on pourra le décoder. Un code open source assure à la fois la pérennité à très long terme, le zéro entretien et le décodage open source. Tout ce que demande le monde de l’informatique !
Parle-t-on ici uniquement de cinéma ?
A. S. : Évidemment, nous nous préoccupons pour le moment principalement de cinéma parce que c’est de là que nous venons, mais nous savons que le cinéma ne représente qu’une toute petite part du marché des données numériques. De plus, le secteur est plutôt conservateur dans sa façon de faire et beaucoup d’intermédiaires trouvent leur intérêt à ne surtout pas offrir une solution sans entretien. Naturellement, il est financièrement super intéressant pour eux de proposer une librairie LTO à entretenir en permanence. L’idée est bonne, mais les coûts induits importants.
Prenons l’exemple d’un gros film américain. Puisqu’on se dit qu’il ne coûte pas trop cher de mettre en magnétique des données, chacun en conserve beaucoup. Finalement, la règle devient : « On met tout, les rushes, les effets spéciaux, etc. ». In fine, le film coûte en frais de stockage quelque 20 000 dollars par an. Que va-t-il se passer au fil des ans ? Un financier, dans un studio, dira à un moment donné, après avoir dépensé plusieurs dizaine de milliers de dollars en maintenance sur un film que personne n’a vu : « On arrête ! ». Et puis, les accidents magnétiques existent.
Au fur et à mesure de vos avancées, vous vous intéressez à d’autres secteurs du marché de la donnée. Quels sont-ils ?
A. S. : Le marché mondial de la donnée pèse aujourd’hui quelque 35 milliards de dollars dont 10 % concernent les données qui doivent être conservées. Nous sommes totalement conscients qu’avec 400 heures de upload par minute sur YouTube, il n’est pas question de tout conserver. Il sera d’ailleurs intéressant de voir comment tout cela va se passer ; le nombre de vidéos est si exponentiel ! Mais tel n’est pas notre problème personnel. En revanche, nous nous intéressons aux banques, archives nationales, cadastres, notaires, au milieu médical, à la recherche scientifique, etc., qui ont des besoins vraiment très lourds de conservation de données à très long terme. Ce sont des marchés très porteurs.
À un moment donné, il faut se dire que ça on veut le garder, on le grave dans la pierre, on le met de côté et on l’oublie. Et, vingt, trente, cinquante, cent ans plus tard, on n’y a encore accès. Je parle vraiment de très longue durée, pas de dix ans. Encore que, même dix ans après… Je produis des films depuis maintenant quinze ans et, récemment, j’ai eu bien du mal à en sauver un parce que des bouts de films étalonnés se trouvaient sur des disques durs éparpillés. J’y suis finalement parvenu parce que je m’y connais un petit peu. Mais je vois des confrères qui essaient de récupérer des films pour les mettre en ligne et n’ont plus les éléments.
Quand avez-vous créé Digifilm ?
A. S. : En décembre 2013. Dès 2014, nous nous sommes mis à le développer. Nous avons commencé par des expériences, construit un premier prototype, puis un deuxième. Ce prototype de démonstration, élaboré par Rip Hampton O’Neil, notre CTO, est capable de faire du recording. Une fois celui-ci réalisé sur la pellicule, il se lit sur n’importe quel scanner. Nous sommes actuellement dans la phase de construction d’un prototype industriel. Ce sera lui qui nous permettra de réellement accomplir notre travail, de nous développer commercialement, de proposer son installation chez des professionnels qui en ont besoin et qui s’occuperont des prestations, parce que nous n’avons pas vocation à fournir les prestations pour le monde entier.
Vous êtes en pleine levée de fonds…
A. S. : Oui, c’est notre deuxième tour. Au premier tour, lors de la fondation de la société, Coficiné est entré dans notre capital. Les nantissements, qui se font aujourd’hui sur les films, se font finalement sur du vent, sur quelque chose qui n’est plus ultra sécurisé. Quand les choses n’étaient pas payées, l’investisseur envoyait une lettre au labo et personne ne pouvait toucher aux bobines. Aujourd’hui, elles sont partout, multipliées par cent. Et quand un investisseur veut vendre son catalogue, eh bien ! il n’a plus les éléments ! Alors, il trouve son intérêt à investir dans un élément de sécurité comme le nôtre. Coficiné a donc mis un peu d’argent au départ. Pour cette deuxième tournée, nous avons l’appui du RIAM (Recherche et Innovation en Audiovisuel et Multimédia), un partenariat entre le CNC et Bpifrance.
Quel budget recherchez-vous ?
A. S. : Le total du projet de la partie actuelle avoisine les 300 000 euros. Nous avons une aide accordée de 150 000, conditionnée à nos fonds propres.
En termes de technologie, n’y avait-il pas déjà des brevets existants sur ce principe d’enregistrement de données sur pellicule ?
A. S. : Oui, quelques-uns, mais nous avons trouvé un angle, très sécurisant pour nous et, a priori, très bloquant pour les autres ! Écrire des données compressées sur la pellicule, c’est nous ! La capacité d’enregistrement de la pellicule étant quand même relativement restreinte, il est impossible d’inscrire une infinité de données et, sans compression, son intérêt est très limité. Par exemple, en ce qui concerne le cinéma, on mettra le DCP, le meilleur élément plate-forme ou un IMF. Tous deux sont en Jpeg 2000 parce que ce dernier est la compression la moins destructrice qui existe. Elle n’est pas totalement transparente mais bien tout de même. Là, c’est breveté, et pour n’importe quel type de compression.
Pierre Ollivier : Certains des brevets déposés l’ont d’ailleurs été par Technicolor… sous mon impulsion ! Mais ces brevets Technicolor sont quasiment en fin de vie, ils remontent à 2003-2004. Le brevet qui aurait pu nous nous intéresser avait été déposé en Europe et aux États-Unis, mais Technicolor avait ensuite abandonné la partie Europe. Il n’est donc plus persistant qu’aux États-Unis jusqu’à une année relativement proche : 2024.
Quels sont vos concurrents ?
A. S. : Bien sûr, nous ne sommes pas seuls sur le marché de la préservation des données. J’ai déjà évoqué Silica et le problème que pose ce projet. À notre sens, il n’est pas du tout évident que des machines de décodage simples existent. Nous sommes ici dans de la haute technologie nécessitant une machine à cinq millions de dollars pour pouvoir lire les données. Le gap entre l’un et l’autre s’avère très compliqué.
Je citerai aussi Piql, une refonte de la société à l’origine du Cinevator, dont le modèle reste très mystérieux quant à la capacité de stockage. Piql vend une machine extrêmement chère, avec un décodeur très coûteux. Ledit système fermé dépend d’eux pour la relecture. Pour nous, il s’agit là d’un énorme problème par rapport aux normes mises en place par l’Unesco : si l’on stocke quelque chose, il faut que tout le monde puisse le lire.
Enfin, je citerai le projet de Group 47 – une émanation de Kodak – qui a levé dans le temps beaucoup d’argent pour son développement. Nommé DOTS, leur projet est aussi basé sur de la pellicule, un genre d’hybride entre le LTO et la pellicule. Il serait sur des bandes genre LTO, des choses métalliques sur la bande, laquelle serait une bande de film développée. C’est bien joli mais le problème est identique. Pour que cela fonctionne, il faudrait que ce système devienne la norme absolue, un standard mondial, parce que si un LTO ne coûte aujourd’hui que 2 000 euros, c’est parce qu’on en vend énormément. Cela fait quatre ans que DOTS ne bouge plus du tout. Chercher à remplacer le LTO… bon courage ! Dans le monde de l’industrie, cela devient très compliqué.
L’imageur que nous fabriquons, lui, ne coûte pas très cher. Il est assez simple à réaliser, nous avons le savoir-faire pour, mais aussi et surtout, les brevets nécessaires pour empêcher d’autres de le faire à notre place. Par la suite, nous pourrons imaginer des pellicules quelque peu spécialisées pour ce type de choses.
Y a-t-il un passage par de la photochimie ? Faut-il développer ?
A. S. : Oui, pour l’instant c’est du négatif qu’il faut développer dans un laboratoire. Nous avons la chance de compter encore deux labos en France. Dans le monde – nous avons fait le compte –, ils sont tout de même quatre-vingts à faire de la photochimie. Et l’activité repart ! Même Netflix fait tourner des films sur pellicule. Je crois que 15 % des films de studios américains se tournent sur pellicule. Aujourd’hui, ce n’est plus un problème. Ce qui gênait le plus la production, c’était la diffusion sur film, très lourde en terme de logistique. Mais, en termes de tournage, la pellicule est une super bonne chose car elle limite la quantité de rushes, la technique se maîtrise parfaitement et son coût en scanner n’est pas élevé. Personnellement, en tant que producteur, la pellicule ne me fait pas peur du tout. Le négatif coûtera toujours un peu plus cher qu’avant, mais la pellicule continuera d’exister.
En termes de commandes, comment allez-vous comptabiliser ? Combien de mètres mesurera un long métrage de 120 min ? Quelle place prendra-t-il, quel sera son encombrement ?
A. S. : L’idée est la même que sur pellicule en mode analogique. Actuellement, un film représente cinq ou six bobines d’images et autant de bobines son. Pour un film, aujourd’hui, ce sont donc dix à douze bobines, contre les cinq ou six bobines utilisées chez nous. Très rapidement, nous sommes dépendants de la tête d’écriture – c’est du DLP –, il n’y a pas de mystère sur ce point. La version 4K est déjà dans la nature mais elle ne nous est toutefois pas accessible parce qu’un contrat d’exclusivité existe avec les projecteurs. Nous tablons, à terme, de descendre à trois bobines pour parvenir, in fine, à une bobine par film. Ce serait parfait que tout soit regroupé sur un seul élément. À cette fin, notre comité scientifique s’agrandit de professionnels dotés d’un vrai savoir-faire mathématique en matière de compression de données et de décodage.
Et à combien estimez-vous le coût de ce qui ne sera plus un prototype ?
A. S. : Nos machines seront utilisées pratiquement comme un photocopieur. Autrement dit, chaque entité imprimée, chaque image sera commercialisée à un certain prix. Un film ne devrait pas coûter plus de 10 000 euros à sauvegarder. Avec notre prototype actuel, le montant avoisine 20 000 euros.
Une sauvegarde complète de film sur film, avec le retour sur film, le tirage de la copie positive qui dit que tout va bien, la sortie du son, etc. coûte aujourd’hui quelque 30 000 euros. Autant dire que nous sommes d’ores et déjà concurrentiels par rapport à une méthode analogique, laquelle n’est qu’une pâle copie. On peut dresser un parallèle avec la sauvegarde de nos photos numériques en un album sur papier. Elles vont se conserver, mais nous n’aurons rien de plus qu’un album sur papier. Si on scanne à nouveau ces photos, on perdra la définition, les couleurs, etc. Il en va de même avec les négatifs. Un négatif analogique aura une dérive de couleurs entraînant un coût de restauration relativement élevé. Admettons que vous ayez réalisé un film en 4K HDR ; aujourd’hui la pellicule ne tient pas le 4K HDR. Elle n’a pas cette définition. La sortie analogique sur pellicule est d’ores et déjà obsolète. Il convient donc de passer en sortie optique numérique qui inclut le son PCM.
Autrement dit, vous êtes totalement indépendant de la résolution ?
A. S. : Tout à fait, parce que notre technologie est agnostique, nous mettons des données. Nous parlions cinéma mais, encore une fois, le cinéma ne sera qu’un petit morceau. Pour le reste, les clients pourront nous donner n’importe quel format d’encodage, compressé ou non, peu importent les données ; elles rentrent, elles sortent. Le premier morceau que nous avons mis sur la pellicule était "Hotel California" en mp3 ; c’est rentré, c’est sorti. Quand nous avons entendu "Hotel California" après les opérations diverses de scan, de décodage et de relecture et nous avons été super contents que les données aient fait ce voyage, que le résultat soit le même que la source.
Revenons sur le calendrier, entre levée de fonds et fabrication, quelles sont les échéances ?
A. S. : Notre tour de table se termine le 30 octobre, le prototype industriel sera prêt dans trois à six mois maximum. Nous sommes en pourparlers pour étendre le marché. Dans le courant de l’année prochaine, la commercialisation pourra démarrer.
Quel est le nom commercial de votre produit…
A. S. : Nous l’avons baptisé Archiflix, mais nous envisageons de lui trouver un nouveau nom parce que celui-ci attache trop notre technologie au film. Quand on parle au monde industriel, on se rend vite compte que le cinéma est un peu considéré comme un monde de Mickey. Nous nous devons de sortir de cette image. Il est même possible que nous changions le nom de Digifilm Corporation, pour un nom davantage lié aux données, à l’industrie.
Propos recueillis par Stephan Faudeux pour Mediakwest, entretien reproduit avec son aimable autorisation.
- Informations complémentaires au sujet du procédé "Archiflix", technologie développée par Digifilm Corporation, sur son site Internet.
En vignette de cet article, une image, extraite du site de Digifilm, illustrant le principe d’inscription sur pellicule d’un code visuel permettant, à la relecture, de retrouver les données originales du film.