Festival de Cannes 2024

Laurent Tangy, AFC, revient sur le tournage de "L’Amour ouf", de Gilles Lellouche

"Coup de foudre au temps du top 50", par François Reumont, pour l’AFC


Mélo, avec parties musicales et chronique historique, L’Amour ouf, du réalisateur et comédien Gilles Lellouche, a un côté plein d’enthousiasme dans son écriture et sa facture. On y croise à la fois le cinéma de gangster des années 1980 (avec l’exubérance picturale de Brian De Palma ou le classicisme narratif de Jacques Deray), l’univers du clip, et une récurrente nostalgie musicale. Laurent Tangy, AFC qui avait déjà filmé Le Grand bain, est le directeur de la photographie de ce film présenté en Compétition officielle et dont l’équipe a été longuement ovationnée lors de la première.

Les années 1980, dans le nord de la France.
Jackie et Clotaire grandissent entre les bancs du lycée et les docks du port. Elle étudie, il traine. Et puis leurs destins se croisent et c’est l’amour fou. La vie s’efforcera de les séparer mais rien n’y fait, ces deux-là sont comme les deux ventricules du même cœur...

Tourné sur 18 semaines entre Lille et Dunkerque, puis Marseille pour l’épilogue, L’Amour ouf est surtout un film de trois heures proposant deux parties assez distinctes, les années 1980 en ouverture, puis la fin des années 1990 pour la suite de l’histoire. On retrouve dans ce choix narratif une analogie avec les films fresques autour d’une histoire d’amour, soignant aussi bien la recréation historique que la pure romance entre les deux protagonistes. Laurent Tangy explique : « Dès la préparation, on a cherché avec Gilles comment marquer la différence entre ces deux parties du film. Lui m’a parlé de quelque chose de plus léger pour installer le film et pour ce début d’histoire d’amour, et de plus de proximité avec les personnages. La deuxième partie s’installant pour lui dans une image métallique, posée et froide. C’etait aussi une façon pour nous d’illustrer les deux facettes du personnage de Clotaire (François Civil) qui revient une douzaine d’années après détruit par la prison, et qui est déterminé à se venger. Pour cela, j’ai, par exemple, décidé de changer de séries d’optiques entre la première et la seconde partie du film. En commençant en prise de vues sphérique plein format, pour ensuite passer à de l’anamorphique, toujours sur un capteur Full Frame. En outre, le scénario faisait aussi progresser le film vers la nuit, ce qui rajoute beaucoup à ce trajet d’image de l’ouverture à l’épilogue. »

Laurent Tangy à la caméra - DR
Laurent Tangy à la caméra
DR


Parmi les premières séquences marquant le style du film, la présentation de la famille de Clotaire donne l’occasion au réalisateur de se placer dans une situation qui évoque le studio bien que tourné en décor naturel. Laurent Tangy détaille : « Sur cette séquence avec beaucoup de personnages, on est dans un décor naturel d’appartement qui a été remodelé par la décoration. En cassant des murs, et en réunissant deux appartements en un, on a réussi à avoir beaucoup plus de passage notamment pour ce long plan-séquence entre le jeune Clotaire et sa famille. C’est tourné au bon moment de la journée avec le soleil qui rentre très fort à l’intérieur vu le peu de profondeur du lieu. Comme il fallait un peu bouger dans tous les sens, j’ai privilégié cette méthode d’éclairage, en m’appuyant presque exclusivement sur des sources de décoration en complément de la lumière naturelle. Ce fameux plan-séquence que vous évoquez n’était pas exactement prévu comme ça au départ. C’est en découvrant cette simple cloison installée par la déco derrière laquelle on avait installé le combo et un peu de matériel que Gilles à eu l’idée de l’intégrer au plan, et de jouer avec pour matérialiser soudain dans le plan le couloir à cheval sur la cloison, entre couloir et toilettes.
Là, c’est clair qu’on est dans l’influence de De Palma que Gilles adore, la période de la fin des années 1970 et du début des années 1980 étant sa référence pour cette le film. »

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Autre forme presque théâtrale choisie par le réalisateur, le dénouement du prologue, avec les éclairs d’une fusillade hors champ qui éclairent en ombres chinoises un mur alors qu’un personnage s’abrite derrière une voiture. « Sur cette fin de prologue, Gilles m’avait parlé d’un plan-séquence avec la caméra simplement accrochée à la portière. Comme c’était important pour lui de garder un certain mystère dans cette ouverture située temporellement vers la fin du film, ne pas filmer frontalement la fusillade s’imposait. Montrer au spectateur que ça se passe, mais laisser un maximum de place à l’interprétation, et faire jouer le hors champ dans le cadre. Une scène très intéressante pour moi à faire, dans un grand hangar, ce qui nous a laissé pas mal de recul pour s’organiser en lumière et faire exister des choses. C’est quand même le genre d’effets qui repose sur une idée... et dont on ne sait jamais vraiment si ça va fonctionner à l’arrivée. L’enjeu était surtout de bien faire tomber les ombres au bon endroit et caler cette sorte de chorégraphie avec les strobes et toute la synchronisation du plan-séquence en amont. »

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Sur le cadrage du film, et la proximité avec les comédiens qu’il évoque dans la première époque du film, Laurent Tangy explique : « On est très souvent dans cette partie au 24 ou au 28 mm en plein format sur l’Alexa LF. A la limite de la déformation de façon à être à la fois large et tout de même proche dans le même mouvement. Pour filmer cette première partie, j’ai choisi d’utiliser une série Minolta Rokkor, à l’origine produite pour les appareils photo dans les années 1980, et qui depuis a été recarrossée comme beaucoup d’autres optiques de l’époque pour équiper les caméras en plein format. Le 28 mm, notamment, était une optique très réputée à l’époque, et sont rendu sur l’Alexa LF me plaisait beaucoup pour ce début du film. »

Gilles Lellouche ayant décidé d’intégrer certaines parties de comédie musicale dans son film, c’est avec "The Forest", de The Cure, que s’ouvre une première parenthèse chorégraphique dans la narration. « Là, c’est la séquence du coup de foudre », explique le chef opérateur. « Gilles voulait complètement isoler les deux protagonistes, que plus rien n’existe autour d’eux. Le décor du lycée dans lequel ils sont se transforme tout d’un coup en un lieu très expressionniste, avec une sorte de poursuite ultra blanche venant du ciel. Une idée qui nous est venue des photos de Grégory Crewdson. Une manière de traduire ce qui se passe dans leur tête, une dilatation du temps l’espace d’un regard. C’est une séquence qui est tournée avec la musique sur le plateau, presque comme sur un tournage de clip. Le morceau était déjà mentionné dans le scénario, et toute la chorégraphie de la horde était basée dessus. Mais Gilles a un rapport privilégié avec la musique. Par exemple, sur certaines scènes sans dialogues, il n’hésite pas diffuser un morceau sur le plateau pendant les prises. En début de journée, c’est souvent son truc de lancer les choses en musique, lors des prépa. Et nous imprégner avec la bande sonore du film des années 1980 aux années 1990, notamment avec le rap qui prend la place dans la deuxième partie. Il faut savoir que Gilles a réalisé pas mal de clips avant d’être comédien, et c’est un vrai passionné de musique. »

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Parmi les décors récurrents entre la première et la deuxième partie du film, on trouve la maison qu’occupe le personnage de Jacqueline et son père (Alain Chabat). Et notamment l’atelier de ce dernier dans lequel se déroulent deux scènes à plusieurs années d’intervalle. « Dans la partie année 1980, il y a, par exemple, cette discussion entre Jacqueline et son père alors que ce dernier a deviné l’histoire d’amour dans laquelle vient de s’engager sa fille. Pour cette première séquence, j’ai choisi une lumière très dorée, une fin de journée qui raccorde avec la précédente de la baignade entre adolescents. Une manière de rendre aussi cet intérieur chaleureux, confortable, et ce personnage de père bienveillant. Beaucoup de tungstène, des sources de décoration, et des boules chinoises sur cette scène. Plus tard, dans la deuxième partie, une scène sur le même décor se répète, mais avec une lumière très différente. Un tube fluorescent éclairant l’atelier tombe alors en trois quart sur Adèle, puis rebondit sur le bureau, et se réfléchit sur lui le laissant dans la pénombre. Dans cette partie du film on constate combien on est beaucoup plus froid, et les déformations des optiques Scope qui remplacent les optiques sphériques du début changent beaucoup la lecture de l’image.
C’est certain qu’il y a un côté beaucoup moins chaleureux, presque plus indécis dans cette scène où elle annonce à son père sa rupture avec Jeffrey. »

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Questionné sur les choses qu’il a pu apprendre sur ce projet, Laurent Tangy confie : « Sur un film comme celui-là, qui sur le papier peut sembler extrêmement baroque, et assez compliqué à gérer, je me suis aperçu que c’est à chaque fois la simplicité qui paye et qui fait marcher les scènes. Gilles est un réalisateur qui aime s’engager. Par exemple les travellings de 30 ou 40 m, il y en a eu pas mal sur le plateau, et c’est agréable de voir quelqu’un qui revendique de faire du cinéma. Sans se surcouvrir non plus, et en assumant les simples plans de profil à deux... C’est aussi quelqu’un qui adore la caméra, et qui commence toujours sa journée par parler du cadre, avant de s’occuper des comédiens. Il arrive ensuite à trouver les mots justes pour les diriger, tout en leur laissant suffisamment de liberté d’interprétation. En s’inspirant très souvent du décor, du contexte et en profitant à chaque fois des choses qui peuvent se passer et qu’on n’avait pas spécialement prévues. C’est marrant aussi de le voir faire aussi peu de prises. Trois ou quatre la plupart du temps. C’est là où il nous dit avec un sourire complice : « Moi, quand on me demande de refaire x fois la même chose devant la caméra... ça, j’avoue que ça me saoule et que je comprends pas ! »

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)