Festival de Cannes 2015
Le directeur de la photographie Thomas Favel parle de son travail sur "Gaz de France", de Benoît Forgeard
Mais c’est pour l’émission musicale Le Ben & Bertie Show, diffusée sur Paris Première, que Thomas Favel et Benoît Forgeard travaillent ensemble pour la première fois. Le Ben & Bertie Show sera une expérience bénéfique pour Gaz de France, qui leur permettra d’aiguiser leurs armes face aux fonds verts. Gaz de France, premier long métrage de Benoît Forgeard, est sélectionné à la programmation cannoise 2015 de l’ACID. (BB)
Dans la France des années 2020, Michel Battement, l’éminence grise du chef de l’état, doit d’urgence remonter la cote de popularité du président afin d’empêcher la chute imminente du régime. Au fin fond des sous-sols surchargés de l’Elysée, il convoque une réunion secrète, en compagnie des meilleurs cerveaux du pays.
Avec Olivier Rabourdin et Philippe Katerine
La fabrication de ce film est très particulière, peux-tu nous dire comment s’est passé le tournage ?
Thomas Favel : La préparation de Gaz de France s’est faite avec l’ambition de développer en postproduction des décors spécifiques libérés de toutes les contraintes classiques du tournage, pour qu’ils puissent prendre parfois des proportions extravagantes. Des références avaient été préparées mais comme souvent avec Benoît, ses idées évoluent en même temps que les décors et le montage. Nous nous attendions à ce que ceux-ci évoluent beaucoup.
Gaz de France est tourné presque sans décor, avec seulement quelques éléments, un mur, une table, un escalier, une porte, quelques étagères…
Les comédiens sont filmés sur fond vert et interagissent entre eux avec ces éléments. Parfois même ils jouent face à des balles de tennis sur lesquelles on avait dessiné des yeux, des bouches pour la direction de regard… Il est vrai que ce n’était pas facile pour les comédiens de jouer face à des balles de tennis ! Mais au bout d’un moment, comme au théâtre, c’est un système qui est hors de la réalité et qu’on accepte.
Comment concevoir toute la lumière d’un film sans décor ?
TF : Il y a un coté spécifiquement technique, qui fait que nous avons tourné sur un fond éclairé tout le temps de la même manière, avec une exposition quasiment égale sur tout le tournage. J’ai utilisé la même sensibilité et le même diaphragme car il fallait pouvoir automatiser les incrustations, la durée du film et le nombre de plans excluant qu’on passe trop de temps en postprod’.
L’autre aspect technique pour un tournage sur fond vert est que la caméra change peu d’axe, le fond vert ne couvre qu’une partie du studio, c’est donc en quelque sorte le décor qui doit tourner et changer d’axe au besoin.
Pour ce qui est de la mise en scène de la lumière, c’est là où le dispositif stimule l’imagination. On peut facilement se laisser plomber par la frustration de ne pas avoir une visibilité claire sur l’image finie, mais on peut aussi se laisser pousser par la liberté qui s’offre à nous. Les décors étant pour l’essentiel créés en postproduction, je devais faire confiance à la flexibilité de l’équipe des effets spéciaux pour créer un décor qui justifierait tous mes choix de mise en lumière. Je me suis trouvé d’une certaine manière beaucoup plus libre dans mon dispositif d’éclairage.
Cette disposition d’esprit m’a permis de me consacrer à un éclairage où l’émotion se focalise sur le corps des acteurs. Il y a une inversion du dispositif classique de tournage où le directeur photo éclaire un décor fait pour lui. Avec le fond vert, il pose des intentions sur une partie de l’image qui seront ensuite interprétées et complétées par l’équipe de création en postproduction. La réussite de l’image dépend donc beaucoup de l’harmonie du dialogue dans toute l’équipe qui contribue à la création de l’image voulue par la mise en scène.
Concrètement, comment as-tu profité de cette liberté ?
TF : En général on a tendance à éclairer de manière plate et standard, et on compte sur la postproduction pour donner du relief à l’image. Ici les ambiances étaient posées d’emblée. Je dois dire que c’est la caméra qui m’a donné cette liberté. Dans mes essais, j’avais remarqué qu’en la surexposant on limitait vraiment le bruit et on facilitait les incrustations.
J’ai pu travailler sur des ambiances très sombres, ce qu’on ne fait pas d’habitude pour des raisons de bruit. J’ai alors pu vraiment penser l’atmosphère du film dans des pénombres pour marquer les différents espaces en sous-sol, tout en laissant la possibilité de l’incruste.
Cela étant, le fond vert force à rester modeste, et j’ai toujours dû me plier aux règles de base : faire une lumière étale sur le fond vert et refroidir un peu quand on filme un comédien blond en plan rapproché parce que la dominante chaude ressort immédiatement. Il faut aussi être vigilant sur la température de couleur, sinon ça part dans tous les sens. Le premier jour, ça n’allait pas du tout, il a fallu changer toutes les lampes des cycliodes qui étaient rouges, vertes… Nous avons tourné dans un studio qui n’était pas spécialement rompu aux tournages de ce type !
Tu t’es donc appuyé sur les différents espaces qui allaient être incrustés pour singulariser tes ambiances ?
TF : Il serait plus juste de dire que j’ai travaillé plus par séquence que par espace. En travaillant par séquence j’ai pu faire un traitement dramatique de la lumière en fonction de l’émotion qui se dégageait de chaque scène. Un même espace a ainsi pu donner plusieurs ambiances différentes, les décors construits en 3D ensuite pouvant presque tout justifier.
J’ai un peu travaillé comme si tout se passait dans une mise en scène de théâtre minimaliste qui se ferait sur fond noir, laissant au spectateur le soin d’imaginer le décor. Ici c’est l’équipe de postproduction qui allait s’en charger. Cette liberté de traitement était importante car l’histoire se passe dans seulement quatre espaces, mais ceux-ci étant très grands, ils offraient la possibilité d’y inclure des variations d’ambiance.
J’ai pu ainsi me focaliser sur la tension dramatique de la lumière en fonction de l’action sans me préoccuper des décors. Cela était d’autant plus important que je savais que Benoît pourrait changer d’avis sur ses premières intentions de décors.
Il y a plusieurs niveaux dans ce palais présidentiel, et il a fallu tous les imaginer puisque les images pour les incrustations n’existaient pas encore. Le niveau dans lequel on reste le plus longtemps est énorme, c’est l’espace des cadeaux présidentiels, 2 km2 de cadeaux !
Cet énorme espace était vraiment difficile à prévoir. J’ai concentré mon travail sur la couleur en imaginant qu’il y avait des fluos de différentes couleurs, des trucs un peu mal réglés, et j’éclairais les comédiens en fonction de ces couleurs. Pour le premier niveau, où les conseillers se réunissent au début du film, j’ai éclairé sans ombre, avec beaucoup de Kino en plafonnier, en rattrapant sur les cotés avec des Joker sur poly. C’était une lumière assez blanche, comme s’ils étaient entourés de murs clairs… Et finalement les murs choisis sont d’un bois sombre ! Ça donne quelque chose d’intéressant parce qu’en contrastant un peu à l’étalonnage on arrive à marquer les visages, mais en même temps, on sent qu’il y a quelque chose qui cloche. Sans savoir réellement quoi.
J’ai essayé de donner une identité à chaque espace mais pour cela il faut se départir de l’envie de très bien éclairer les fonds, de respecter une logique. Il faut trouver une image qui a de l’âme et… c’est vrai que c’est assez abstrait sur un fond vert !
Cela t’aurait vraiment aidé de voir l’image incrustée au moment du tournage ?
TF : Cela m’aurait aidé bien sûr, mais j’aurais aussi été obligé de justifier mon éclairage en fonction du décor, ce qui aurait été une contrainte différente (bien que normale pour presque tous les tournages). Or Benoît propose une écriture qui essaie d’exploiter au maximum l’avantage de l’incruste, et de la création des décors en postproduction. On pourrait l’assimiler au doublage des acteurs chez Fellini qui changeait et réécrivait les dialogues durant le montage et utilisait donc le doublage comme moyen pour changer le texte de ses personnages, comme pour Huit et demi.
Du coup tu as découvert le film à l’étalonnage ?
TF : Oui, complètement ! Cela sans compter que nous avons tourné avec la Sony F65 en 4K. Le film finissant en 2K, Benoît a exploité très librement la possibilité de zoomer dans les images pour créer de nouveaux cadres. Il a aussi souvent superposé des prises distinctes pour faire se rencontrer dans une même image des personnages qui ne se croisaient normalement pas. Dans le détail, sous le vernis, le montage de Benoît se révèle être une véritable broderie épuisant toutes les possibilités qu’offre le tournage sur fond vert.
Mais même si les décisions ont été prises après le tournage, celui-ci a de toute façon influencé la postprod’. Par exemple le niveau – 3 est équipé d’un simulateur de passage du jour à la nuit, évidemment la postproduction s’est appuyée sur ce passage du temps que j’avais marqué à l’image pour faire évoluer le décor.
Je suis dépositaire d’un moment du film – le tournage – et du suivi jusqu’à la fin. Entre temps, beaucoup de personnes ont travaillé et l’image que j’ai vue à l’étalonnage ne ressemble pas à celle que j’ai vue sur le plateau. Ces personnes sont donc autant dépositaires de l’image que moi. Le réalisateur est le créateur principal mais chaque personne apporte sa pierre à l’édifice.
Tu parles d’austérité du tournage sans décor mais surtout de créativité, de liberté, pour toi c’est un cinéma avant-gardiste ?
TF : Gaz de France est un film qui exploite les possibilités du numérique sans nécessairement en faire étalage. Je ne sais pas si c’est un cinéma avant-gardiste, je ne sais pas bien ce que cela peut vouloir dire. Benoît est un réalisateur qui aime composer avec tous les artifices de l’image. Il aime se sentir libre de projeter ses envies sans contrainte, avec ou sans réalisme.
Il y a chez lui un pur plaisir libre dans la création. Le désir de faire un film comme l’on orchestrerait une réalité issue seulement de l’imaginaire. Il trouve dans le numérique un vocabulaire qui lui est propre et apte à ses mises en scène fantasques. Participer à ce mode de fonctionnement, c’est participer à cet imaginaire qui place son cinéma dans la pure fiction d’auteur.
(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)