Festival de Cannes 2023

Caroline Champetier, AFC, évoque ses partis pris pour mettre en images "Man in Black", de Wang Bing

La mémoire dans la peau, par François Reumont

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A la fois performance, film d’art et témoignage d’un artiste à l’automne de sa vie, Man in Black est la nouvelle production du réalisateur chinois Wang Bing, surtout connu pour son travail en documentaire (Argent Amer, Mrs Fang ou Les Ames mortes). Un film d’une heure où Wang Xiling (son compatriote artiste en exil et compositeur de 87 ans) vient tour à tour mimer, déambuler, chanter et jouer du piano tout nu en racontant ses souvenirs sur la scène du théâtre des Bouffes du Nord. Une expérience visuelle et sonore qui se veut avant tout un témoignage d’une vie d’artiste face à la dictature qui contrôle son pays depuis 1950. Caroline Champetier a collaboré avec le cinéaste pour fabriquer ce film étrange dans lequel musique et images se mêlent intimement. (FR)

Comment Wang Bing vous a-t-il présenté son projet ?

Caroline Champetier : Il m’avait parlé de son envie de filmer Wang Xiling, un musicien chinois nonagénaire, nu, peut-être dans un lieu comme les Bouffes du Nord. Je connaissais Wang Bing pour ses installations et pensais que c’était un film d’art auquel il voulait m’associer, comme Sophie Calle l’avait fait pour "Voir la mer".
Louer les Bouffes du Nord a un certain coût, nous avons donc cherché un autre lieu en Europe - Wang Xiling vivant désormais à Berlin. Mais les Bouffes du Nord n’ont jamais quitté l’imaginaire de Wang Bing, à cause, je crois, des murs rouges qui pourraient rappeler la Cité Interdite. A la fin du printemps 2022, Wang Bing s’est vu confisquer son passeport par les autorités chinoises, il a compris qu’il ne tournerait plus en Chine alors que ce pays était son motif depuis vingt ans. Il était épuisé par le montage de Jeunesse, un autre film tourné juste auparavant (en Compétition officielle cette année à Cannes).
Et ses producteurs ont décidé de lancer le tournage de Man in Black.

Avait-il des demandes précises sur l’image ?

CC :

 L’obsession de Wang Bing était que nous utilisions une caméra grand capteur à haute résolution et des optiques anamorphiques. Pour la lumière, il m’a totalement fait confiance, en me mettant néanmoins sur la piste du tombeau, le personnage était comme un fantôme qui se déplacerait librement, chanterait, jouerait du piano, raconterait son histoire… J’ai donc compris qu’il le laisserait libre, que nous devrions nous adapter à son rythme et filmer en longueur.
Je me suis posée beaucoup de questions, j’étais intimidée par Wang Bing, et notre communication était restreinte à cause de la langue et de cette totale absence de psychologie…
J’ai finalement élaboré un dispositif assez risqué qui reposait beaucoup sur mes collaborateurs : le pointeur, le chef machiniste et le pupitreur. Nous allions avec la Sony Venice 2 et une dolly directement sur le sol du théâtre suivre ou précéder Wang Xiling, les plans pourraient durer 20 mn, la lumière devrait suivre également. C’est là que j’ai pensé aux automatiques que nous sommes allés voir à Ris Orangis avec Sophie Delorme, il me semblait qu’il fallait un IRC impeccable pour le rendu de la peau. Le reste du théâtre serait faiblement éclairé par des SkyPanels légèrement froids, je souhaitais un contraste entre la peau et les fonds. J’ai également demandé à Frédéric Savoir de traiter l’image parce que son espace couleur est à mes yeux très abouti et à Erwan Kerzannet d’enregistrer le son direct.


Le film est une sorte de performance filmée sur 3 jours et pourtant très montée... Plus fiction que captation à la fin... Et le lieu se substitue même au personnage en ouverture et épilogue.  

CC :

 Oui, je suis consciente que le lieu, sans âge, avec ses murs rouges attaqués par le temps, était en fait la meilleure direction artistique qui puisse nous être donnée. C’est d’ailleurs la ténacité de Wang Bing à obtenir ce lieu qui donne aussi son prix au film.

Le rôle de la musique que Wang Bing déclare être pour lui dans le projet aussi important que le reste (la voix et l’image)... Avez-vous tourné avec de la musique ? Avez-vous écouté auparavant les œuvres du protagoniste ?

CC :

 Oui, j’ai écouté mais je n’ai compris que lorsque la traduction m’a permis de mettre en rapport ce que raconte Wang Xiling et ce qu’il exprime dans sa musique, comme si au moment du tournage nous n’avions que des éléments disparates, un espace, des couleurs, un corps, un piano, de la musique et qu’en nous liant à l’un des éléments - à savoir le corps -, un sens apparaîtrait. Et c’est ce que Claire Atherton et Wang Bing ont su faire advenir au montage, le sens. Nous ne l’avions pas au départ. C’est là où il faut un grand aveuglement et une grande certitude. J’avais confiance dans notre geste commun, regarder ce corps, le détailler, le toucher, l’écouter. Il y avait quelque chose d’un peu chamanique, nous étions très concentrés, très fusionnels.


La lumière, théâtrale de par le lieu, est aussi simple, dépouillée...

CC :

 Dès que Wang Bing a évoqué ce projet, il a parlé de la peau de Wang Xiling et de ses cicatrices, je savais qu’il faudrait me rapprocher au plus près de cette peau d’où le désir de l’éclairer de la façon la plus pure possible, sans faire varier sa couleur, que sa luminosité soit évidente. Mais je suis passée par différents dispositifs, jusqu’à imaginer qu’une torche pourrait l’éclairer… Les automatiques sont arrivés avec Sophie et aussi parce que nous étions dans un théâtre et que j’en avais utilisé à l’opéra en éclairant un décor de Richard Peduzzi. Il y avait une certaine disproportion à demander ce type de matériel à la production mais l’ambition technique de Wang Bing était aussi à l’origine du projet, le 6K, le full frame, les anamorphiques que j’ai finalement abandonnés au profit des Cooke S7 pour des questions de point.

Au cœur du film Wang Xiling décrit la Chine comme un pays de prisonniers. Comment peut-on être artiste sans liberté ?

CC :

 C’est à Wang Bing de répondre, je crois qu’au moment où il a compris qu’il ne retournerait pas en Chine, il avait besoin d’une parole forte qui puisse faire écho à ce qu’il ressentait, c’est en cela qu’il est un grand artiste. Le tout de ce film étrange exprime pour moi sa douleur.

Trois questions à Wang Bing :

Pourquoi la nudité ?

Wang Bing : Quand on enlève à un homme ses vêtements, on enlève aussi la distance avec lui. Il n’y a pas de préjugés, pas de codes, pas d’ego. Montrer le corps nu de cet artiste, c’est aussi pour moi montrer ses cicatrices, les brimades, les coups, les sévices qu’on lui a fait subir au long de sa carrière. Les coups portés à l’art sont matérialisés à l’écran par le corps de Wang Xiling.

Pourquoi les Bouffes du Nord ?

WB : Quand j’ai découvert ce lieu, j’ai été tout de suite frappé par sa ressemblance avec les tombeaux chinois. La vue depuis les balcons supérieurs, en plongée sur la scène, c’est vraiment ça. Ce théâtre est unique !

Pourquoi couvrir parfois au mixage la voix de Wang Xiling par sa musique ?

WB : C’est pour moi comme dans les films muets. D’abord dans l’ordre d’importance, j’ai placé la musique. Ensuite l’homme, et forcément les sous-titres. Et ces sous-titres sont là, même si la musique couvre la voix pour conserver les mots de Wang Xiling. Conserver ce témoignage.

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)