Retour sur la conférence "Des questions ?", avec un panel de chefs opérateurs et cheffes opératrices
"Une image juste", par Clément ColliauxQuelle est la compétence la plus importante pour un chef opérateur qui ne peut pas être enseignée ?
Autumn Durald Arkapaw : Je dirais savoir qui on est, et faire confiance à ses tripes.
Charlotte Bruus Christensen : Il faut savoir lire un scénario, et construire sa vision à partir du texte. C’est important d’être un bon lecteur et de savoir pourquoi une histoire nous parle, parce que c’est pour ça qu’on sera embauché.
Pascale Marin : La persistance. Il ne faut jamais abandonner pour faire les images qu’on veut, malgré la météo, le budget, les périodes de trous de notre carrière…
Jean-Marie Dreujou : J’ai appris toutes les techniques à l’école, et c’est une bonne chose. Mais ce qu’on ne m’y a pas appris c’est que la technique représente 10 % ou 15 % du tournage, et que le reste, c’est de la psychologie pour réussir à gérer le plateau.
Ed Lachman : Il faut apprendre à travailler avec un réalisateur, et chacun a sa personnalité. Il faut être son ami, son psychologue, trouver l’interface pour échanger avec lui.
Oliver Stapleton : On doit savoir écouter les gens, et savoir s’exprimer. Parfois parmi mes étudiants de la National Film and Television School, je rencontre des gens brillants mais qui ne savent pas s’exprimer. Il faut se débarrasser des hésitations, sur un plateau, on a dix secondes pour répondre à tous les gens qui viennent s’adresser à nous. Les « heu… peut-être… » doivent disparaître. Il faut penser clairement et s’exprimer clairement, pour tenir le rythme du réalisateur – ou au moins essayer !
Pourquoi voit-on de moins en moins de films avec une grande profondeur de champ ?
CBC : Tout le monde veut tourner à T1.4 ! Et ne pas avoir des gros projecteurs sur le plateau. Il y a une mode d’avoir des niveaux de lumière si faibles que les assistants caméra doivent éclairer leur commande de point !
Natalie Kingston : Je me demande si ça ne date pas de l’émergence des appareils photo DSLR, où on réduisait la profondeur de champ pour donner un côté plus "cinéma" à l’image.
EL : Oui, pour certains réalisateurs le flou est un fac-similé d’intelligence. Moi, je travaille toujours avec un diaphragme fermé. Comme Jean-Marie qui a tourné certains plans de Notre-Dame brûle à T22 pour exposer les flammes.
JMD : Quand j’ai tourné Deux frères, en 2002, Jean-Jacques Annaud voulait tourner en numérique notamment pour pouvoir faire de très longues prises. Les caméras avaient des capteurs minuscules, et j’ai dû tourner à T1.3 pour casser l’aspect "numérique". Mais quand on a commencé à avoir de plus grands capteurs, j’ai recommencé à travailler avec les mêmes ouvertures qu’en pellicule.
John de Borman : Un diaphragme fermé demande beaucoup de lumière, et donc il faut le temps et le budget.
ADA : Les objectifs se comportent différemment en fonction de l’ouverture, donc personnellement je choisis par préférence, pas à cause de la quantité de lumière.
Alana Mejía González : C’est une mode, qui dépend des réalisateurs. Mais les capteurs grands formats sont aussi une nouveauté qui réduit la profondeur de champ. Donc on s’essaie à cette esthétique, on apprend à connaître l’outil.
OS : Parfois pour des documentaires, les gens vont à Delhi ou Bombay pour filmer quelqu’un qui parle devant un fond complètement flou. Autant rester à Londres pour tourner ça ! Aujourd’hui les opérateurs parlent de bokehs, de detuning [dégradation volontaire de la précision d’une optique], de flares… A l’époque, s’il y avait un flare sur l’image, on se faisait virer ! Mais avec Star Trek [J. J. Abrams, 2009], c’est devenu à la mode.
EL : On utilise le terme "bokeh", moi j’appelais ça "flou". Je me rappelle que Gordon Willis [ASC] pour Intérieurs [Woody Allen, 1978] avait utilisé beaucoup de filtres neutres pour casser la netteté de plans en courte focale en extérieur, et ça avait scandalisé tout le monde. Je le fais parfois dans ce cas pour séparer les personnages du fond, mais c’est sur-utilisé.
Comment sauvegarder sa vision sur des films avec de plus gros budgets et de plus grandes équipes ?
OS : Vous voulez savoir ce que ça fait de se vendre ? Haha !
AMG : J’ai fait beaucoup de courts métrages, avant d’arriver sur un long imposant pour Netflix. J’ai appelé un ami plus expérimenté pour des conseils : « C’est comme les courts, mais quand tu changes d’axe de caméra il faut bouger des énormes rails au lieu de petites boîtes. » La taille change mais c’est le même travail, quand on veut quelque chose, il faut le prévoir en fonction.
PM : C’est le scénario qui vous motive. On ne se dit pas que le projet est énorme, on se demande ce dont l’histoire a besoin. Donc on prend plus d’outils, plus de gens pour les manipuler...
JMD : J’ai beaucoup appris pendant les 14 ans pendant lesquels j’étais assistant. Mon premier gros film était un gros projet en Afrique, mais je savais déjà diriger l’équipe. Sur un projet suivant [Marquise, 1997], le célèbre décorateur Gianni Quaranta est venu me voir à mon arrivée. Il m’a mis la main sur l’épaule, et m’a demandé : « Tu vas pouvoir supporter la pression ? ». J’ai dû me faire confiance.
NK : C’est la même chose pour moi, j’avais fait plusieurs publicités avant de faire la série "Blackbird" [Dennis Lehane, 2022]. Quand je doute, je me demande : que me dit mon instinct ? Et personne ne sait tout, donc il ne faut pas hésiter à demander aux plus expérimentés.
ADA : C’est très important de collaborer et d’établir une confiance avec son équipe. Il faut savoir diriger (et vite).
OS : Le cœur de cette question, c’est aussi de savoir ce qu’on veut. La seule façon de ne pas être perdu, c’est de se trouver véritablement. Entre 20 et 35 ans, ce sont les années les plus importantes pour apprendre à se connaître. Sur un plateau, on est souvent seul avec ses pensées au milieu du chaos. Je me souviens que Conrad Hall mettait un œil dans le viseur pour réfléchir. Tout le monde croyait qu’il regardait attentivement le cadre, mais il se mettait juste à l’écart pour prendre un temps de pause. Des petites secondes où on prend du recul. Comme disent les acteurs : « On est toujours terrifiés, mais c’est une bonne chose ! ».
JDB : Il faut maîtriser ses nerfs, et préparer suffisamment pour réussir à dormir la nuit. C’est le plus important !
CBC : Je suis de nature très naïve, je me souviens avoir été très impressionnée sur mon premier film aux États-Unis. En arrivant sur le tournage, je passais devant des dizaines de camions de matériel. J’ai dû demander à un assistant pour trouver le plateau !
Est-ce que les interrogations que vous avez évoluent au fil du temps ?
AMG : Je me demande toujours « de quoi on parle ? ». Que ce soit une scène, une réunion… Il faut se demander en permanence pourquoi on est là, ce qu’on veut faire d’une scène, pourquoi le scénario nous a intéressé…
CBC : Je me pose toujours des questions sur moi-même, sur si ce que je fais est assez bon. C’est un doute sans fin de savoir qu’on fait le mieux possible pour un projet.
EL : Pour moi, l’enjeu est de ne pas se répéter, de réussir à raconter l’histoire différemment à chaque film. Pour ça, j’embauche des gens plus compétents que moi. Et il faut toujours leur donner crédit. Le réalisateur nous fait confiance, et on doit faire de même avec notre équipe.
JdB : Les choses évoluent. Comme en témoigne ce panel, il y a aujourd’hui plein de femmes cheffes opératrices !
NK : Il reste énormément d’inégalités. Il faut toujours s’imposer et gagner la confiance des équipes.
ADA : Le panel est représentatif des personnes qui veulent raconter des histoires. C’est important d’avoir des exemples, les gens ont besoin de vous voir pour avoir envie de faire comme vous.
Comment faire pour que les plateaux soient des espaces de travail sains ?
OS : Nous sommes tous des spectateurs actifs. Il faut toujours dire ce qu’on pense quand on fait partie d’une équipe, quelque soit le poste, attirer l’attention si quelque chose ne va pas.
JdB : C’est le plus important, et de notre responsabilité. Il faut tenir tête à la production, les budgets se réduisent et on ne vous propose pas toujours les conditions qu’il faudrait. J’ai déjà quitté un projet à cause d’horaires délirants, c’était physiquement éprouvant et ma première assistante m’a dit qu’elle s’était endormie au volant.
CBC : On devrait adopter la règle danoise : des journées de huit heures, et si on dépasse, on a le vendredi de libre !
Pensez-vous que c’est important d’avoir des idées radicales pour proposer des œuvres novatrices ?
PM : Je ne sais pas s’il faut des idées radicales mais on n’a jamais envie de se répéter. Même s’il y a des modes, on est beaucoup à avoir peur de la routine.
NK : Il ne faut pas que la photographie soit motivée par des concepts, mais par l’histoire du film. On ne doit rien faire qui soit gratuit.
EL : Un réalisateur comme Todd Haynes a beaucoup d’idées, et il faut choisir lesquelles mener à terme. Ce qui est difficile, c’est de rester cohérent, surtout qu’on ne se rend parfois compte de ce qu’on fait qu’au montage. Il faut essayer de rester concentré sur les idées d’origine, et ne pas se laisser distraire par des envies de jolis plans.
AMG : Il y a de nouvelles façons de regarder le monde, et les jeunes générations qui regardent ces images d’aujourd’hui seront les réalisateurs de demain.
ADA : J’ai appris ce métier en tournant en pellicule, donc c’est comme ça que je travaille. Si vous avez appris à tourner à 6 000 ISO, tout le reste va changer avec.
Comment préparez-vous un tournage, et comment choisir ses références visuelles ?
JDB : La préparation est très importante, avec le réalisateur mais aussi avec tous les chefs de départements.
AMG : Il faut savoir aussi qui est le réalisateur avec qui on travaille. Certains veulent réfléchir d’abord seuls, d’autres viennent vers vous avec des questions ou veulent vous montrer des films et ne pas parler directement du projet.
EL : Todd Haynes prépare un "look book" pour tous les départements, et j’en fais un de mon côté. On se débarrasse des problèmes en préparant. Le découpage change toujours en fonction des acteurs, mais ça permet au réalisateur d’être confiant et de pouvoir sereinement s’occuper d’eux.
NK : Certains réalisateurs n’aiment pas la préproduction, donc il faut un peu les forcer ! J’utilise le site Shot Deck parfois pour des éléments spécifiques.
OS : Les étudiants sortent toujours énormément de références visuelles, simplement parce qu’elles sont aujourd’hui très accessibles.
JMD : En 35 mm, le choix le plus important était l’émulsion de la pellicule. Aujourd’hui, c’est plutôt la caméra, et le travail avec l’étalonneur. À la fin de la préparation, je fais des tests dans les décors et en costumes, et je décide des LUTs avec l’étalonneur.
JdB : Il y a plein de façons de faire. J’ai travaillé sur un film de Philip Ridley [Darkley Noon, 1995] où il avait choisi la musique avant le tournage. On se baladait en forêt pour chercher des décors, en écoutant la musique pour voir ce qui correspondait.
De grandes fiertés ou de grands regrets par rapport à votre carrière ?
ADA : Il faut accepter des projets pour savoir ensuite ce qui nous plaît ou non. Ça dépend aussi de notre style de vie, ce n’est pas le même engagement de partir sur une publicité ou un long métrage. Il y a le projet, mais aussi comment il va modifier notre train de vie. Ma plus grande fierté, c’est d’avoir eu un fils et de l’avoir élevé en parallèle de ma carrière.
JdB : J’ai pris une décision désastreuse au début de ma carrière. J’étais ami avec David Fincher, on avait fait des publicités et des clips ensemble, et il m’a proposé de monter la société Propaganda avec lui quand il est rentré à Los Angeles. Ma femme venait d’avoir des jumeaux, donc j’ai refusé !
NK : J’ai toujours plein de regrets à la fin d’une journée de tournage, je repense à tout ce que j’aurais pu faire différemment. Mais je tiens un journal, et je note ce que j’ai appris après chaque tournage : comment mieux diriger, ce que j’aime comme équipe… Je suis fière d’être partie d’une petite ville de Louisiane, sans école de cinéma, et d’avoir réussi à me bâtir une carrière.
EL : J’ai été renvoyé trois fois de films de studios, et à chaque fois, c’est pour envoyer un message au réalisateur. Ils virent le chef opérateur ou l’assistant réalisateur. C’est important de savoir que le réalisateur va se battre pour ce qu’il veut.
OS : Les chefs opérateurs qui se font virer sont ceux qui ont une vision. Donc si ça vous arrive, ne vous inquiétez pas !
Quelle est votre définition d’une bonne direction de la photographie au cinéma ?
CBC : On se posait la question durant la conférence en hommage à Sven Nykvist à propos de Scènes de la vie conjugale [Ingmar Bergman, 1973]. Si on fait un arrêt sur image, elle n’est pas spécialement impressionnante, mais le film est magnifique dans la continuité. C’est parce qu’un film est un voyage émotionnel, un mouvement.
EL : Je dis toujours que la beauté n’est pas un critère. Il faut qu’une photographie soit authentique, crédible pour que le public entre dans l’histoire. En littérature, on entre dans l’esprit des personnages pour savoir ce qu’ils pensent de leur environnement. Au cinéma, c’est l’inverse, on filme de l’extérieur et il faut donner accès à ce qu’il y a à l’intérieur.
PM : Jean-Luc Godard disait : « Est-ce juste une image, ou une image juste ? ». Ce qui compte n’est pas la beauté mais la justesse.
JdB : Une image est bidimensionnelle, et c’est à nous de créer la troisième dimension. Plutôt que de tout montrer, il faut donner assez au public pour qu’il imagine.
OS : La bonne photographie est pour moi celle qu’on ne voit pas. Ça ne doit pas ressembler à une bande démo, on doit voir le film, pas la photographie. Il faut travailler pour le film, pas pour quelqu’un en particulier. Les gens vont mourir un jour, mais les films restent.
(Propos recueillis et retranscrits par Clément Colliaux, pour l’AFC)