Entretien avec Antoine Parouty et Paul Guilhaume, AFC, à propos de leur travail sur "Adolescentes", de Sébastien Lifshitz
Le tour de Brive en 177 joursQuelles sont les prémices de ce projet ?
Antoine Parouty : Sébastien Lifshitz m’a présenté le projet comme un film sur l’adolescence, tourné sur une très longue période, en tentant de couvrir les années-clés entre le collège et le lycée, jusqu’à la majorité.
La première des choses à régler, une fois le principe du film accepté par la production (et cela même avant le feu vert d’Arte), était le choix de la ville de province dans lequel le film serait tourné. Pour cela, un tour de France des régions a été organisé, et rapidement Sébastien s’est orienté vers le choix d’une ville assez neutre en termes d’image sociologique. Il ne voulait, par exemple, pas situer le film avec une connotation sociale ou politique trop évidente.
Autre élément dans le processus, la place de la nature autour de la ville. Même si le film allait se dérouler majoritairement en situation urbaine (collège, maisons, lieux de rendez-vous de la jeunesse), Sébastien savait qu’il aurait besoin de moments où la nature pourrait faire respirer la narration, comme, par exemple, pour sentir le passage des saisons... Étant moi-même originaire de Brive, et ayant vécu mon adolescence sur place, on s’est aperçu ensemble que cette ville à la porte du sud-ouest réunissait beaucoup de critères. Et Sébastien a finalement pris la décision d’y installer pendant cinq ans la fabrication de son film...
Paul Guilhaume : Il nous a confié qu’au départ il pensait plutôt à un seul garçon comme personnage principal... Mais au fur et à mesure des repérages et des discussions avec les directeurs d’établissements, on lui a fait comprendre que les filles étaient souvent plus mures et plus complexes à cet âge de transition. Sébastien a donc démarré son casting dans des classes de 5e, pour pouvoir commencer l’année suivante à tourner, lors du passage en 4e. C’est en sélectionnant Emma et Anaïs, parmi les possibles choix pour son personnage principal, qu’il s’est ensuite rendu compte qu’elles étaient proches l’une de l’autre, et que le film a pu prendre un "s" à Adolescentes.
Comment s’est tourné concrètement le film ?
AP : Au départ, c’était encore un peu flou... Produire un film sur une telle durée est une entreprise assez risquée quand on n’a pas la certitude absolue du financement. Un financement qui n’arrive forcément qu’après plusieurs mois, voire années, après le lancement du projet. Outre l’engagement de l’équipe, notamment au montage, qui a abattu un travail assez considérable (500 heures de rushes), il y avait aussi la question de la gestion des sessions de tournage, et de la disponibilité des gens au coup par coup selon le cours des événements. La première année nous a permis d’y voir plus clair dans ce marathon, en aboutissant peu à peu à des sessions de tournage de 3 ou 4 jours, environ une fois par mois (mais parfois plus fréquentes en fonction des besoins de l’actualité) pour aboutir, en fin de production, à un total de 117 jours de tournage, soit environ 23 par an.
C’est pour cette raison qu’on a mis en place un système de binômes à l’image et au son pour faciliter les départs inopinés et pouvoir soulager les emplois du temps de chacun... J’ai dû effectuer quasiment l’intégralité des deux premières années de tournage, Paul prenant progressivement le relais.
Combien étiez-vous sur le plateau ?
AP : Au début, on partait simplement à trois personnes : Sébastien, une personne au son et une à l’image. Mais chaque session étant à 500 km de Paris, Sébastien avait souvent du mal à s’arrêter de tourner ! Au bout d’un moment, vu la longueur des journées et la quantité de rushes phénoménale que j’avais à traiter le soir en sauvegarde (3 à 6 heures par jour), la production nous a attribué un assistant polyvalent qui pouvait aussi bien me soulager sur les sauvegardes que nous conduire et gérer la logistique sur place. Un soulagement quand on sait que les journées pouvaient commencer très tôt le matin, au réveil des filles, pour s’achever parfois en soirée selon les activités de chacune. Et puis le travail en documentaire est, je trouve, plus fatigant que celui en fiction pour l’opérateur. C’est lié au fait qu’il n’ y a quasiment pas de déconnexion entre le tournage et la vie. Même entre les prises, on est complètement immergé dans le sujet. Et sur de telles durées de tournage, ça se ressent encore plus.
Y-a-t-il eu un déclic, un moment ?
AP : En fin de première année, un premier bilan a été organisé par Sébastien et sa monteuse. C’était pour ma part nécessaire car j’avais du mal initialement à voir où le film allait tellement de choses avaient été captées. Je crois que c’est à ce moment que la forme du film a commencé à réellement émerger, avec comme parti pris de la part de Sébastien, cette chronique du quotidien. Avec cette volonté très manifeste de la simple occurrence des lieux, des situations comme les repas à la maison, les trajets en voiture, les séquences de classe ou celles de la base nautique... Ne pas avoir peur de la répétition, d’une certaine façon affronter la banalité au quotidien.
Par exemple, il doit y avoir près de 60 heures de rushes en salle de classe... Si on cherche le moment, l’instant... Il faut y passer du temps. Sébastien nous disait d’ailleurs qu’on partait chaque jour à la chasse... Avec patience et rigueur !
Comment êtes-vous arrivés à une telle invisibilité de la caméra ?
PG : C’était parfois assez étrange. Par exemple, en salle de classe, même si Yolande Decarsin sortait des perches de trois mètres de long, le cours se déroulait quasi normalement. On déterminait généralement deux ou trois emplacements caméra clés pour chaque séquence, et on se déplaçait de l’un à l’autre en restant la plupart du temps sur pied. Pour faciliter les décisions, un retour HF du son capté nous était envoyé par oreillette, ce qui permettait également à Sébastien de nous indiquer quoi filmer.
À la fois, être invisible dans une pièce en tant qu’opérateur documentariste, c’est paradoxalement commencer par sourire et se présenter à tout le monde au lieu de s’habiller en noir et tenter d’être discret... C’est exactement la méthode qu’on employait, par exemple, chaque matin lors de notre arrivée chez l’une ou chez l’autre... Déballer le matériel au centre de la pièce, discuter et au bout d’un moment se saisir de la caméra et commencer à filmer... Et puis il y a les séquences encore plus intimes, comme celles où Emma et deux copines discutent de la première fois sur les hauteurs de la ville, au crépuscule. Là, on est un peu loin d’elles et dans leur dos, forcément, par simple pudeur. Mais, bien sûr, elles savent qu’on les filme. C’est très fort car on sait à ce moment que ces trois filles décident soudain de nous donner quelque chose.
Quelle a été votre configuration de tournage ?
AP : Une seule caméra, la Sony F5, équipée d’un zoom Angénieux Optimo 28-76 mm. Un choix qui remonte à près de sept ans en arrière, à l’époque où cette caméra venait de sortir et était en compétition avec la Canon C300 ou le 5D. Justifié par la compacité de la caméra, la qualité de l’image pour envisager une sortie salle, l’imprévisibilité du sujet et la nécessité de s’adapter en permanence à ce qui se passe devant nous. Il faut aussi savoir que Sébastien Lifshitz est un grand amateur de photographie. Et c’est quelqu’un de très précis dans ses envies d’image, notamment de cadrage et donc de choix de focales. Par exemple, il n’aime que rarement descendre en dessous du 40 ou du 50 mm pour la plupart des choses, à l’exception des plans de paysages, où il peut accepter un 28 ou un 24 mm. La composition de chaque plan obéit souvent à des règles de répartition des corps à l’écran, souvent centrés, peu de mouvements de caméra, et une volonté de faire durer les plans le plus longtemps possible, sans recadrer.
PG : C’est le genre de règle que j’ai vite apprise en arrivant sur le plateau, notamment sur une scène de classe que j’avais instinctivement cadrée à l’épaule au 28 mm avec des mouvements... J’ai compris, à la tête de Sébastien, que je n’étais pas tout à fait dans le ton de ce qu’il souhaitait. Parallèlement, plus le film avançait, plus j’ai proposé de se rapprocher des visages en utilisant par exemple la fonction de doubleur de focale numérique qu’offre la F5. Un truc que j’avais pu utiliser sur mon propre film de fin d’études, qui permet en utilisant une plus petite partie du capteur de multiplier visuellement la focale par 2, presque sans de perte de qualité – à part une certaine augmentation de la profondeur de champ, mais difficile à percevoir quand on est en très gros plans sur les comédiens.
Avez vous éclairé ?
AP : J’avais préparé quelques petites sources sur batterie, style Litepanel et des pieds lumière que je glissais dans la housse des branches caméra... Mais au bout de quelques sessions je me suis rendu compte que je n’avais tout simplement pas le temps d’éclairer autrement qu’en utilisant la lumière disponible. C’était donc plus un jeu de savoir quelle lampe éteindre ou quelle lampe garder dans chaque lieu, quand on pouvait le faire.
PG : Je suis arrivé sur le film grâce à mon court métrage documentaire de fin d’études à La Fémis. En effet, Sébastien avait eu l’occasion de le visionner en festival et il a retrouvé dans ce dernier la forme que lui et Antoine avaient tous deux mise au point depuis le début d’Adolescentes. Il se trouve que par un hasard qui a bien fait les choses pour moi, la liste matériel image était rigoureusement la même entre les deux films. Néanmoins, je ne savais pas exactement comment Antoine avait procédé sur la lumière. J’ai donc, moi aussi, ramené une petite valise documentaire avec des Kino, des lampes et des dimmers... Je me suis remis à éclairer parfois en rebondissant sur les éléments et les infos transmises par Sébastien sur ce qui avait été fait avant… Mais en restant toujours proche de 2,8 – la pleine ouverture du zoom Angénieux – à 800 ISO, la sensibilité nominale de la caméra.
Quelle a été la chose la plus difficile pour vous sur ce film ?
PG : Arriver dans un film déjà trouvé... Récupérer des outils, une grammaire visuelle très établie. Avec presque une seule manière de tourner chaque séquence ! Hauteur de caméra rigoureuse sans plongée ni contreplongée, cadrages centrés et faible profondeur de champ – 2,8 ou 4. Une sorte de cinéma direct en 2,39 avec une forme très fictionnelle, où le champ-contrechamp / master est, par exemple, très fréquent. Tout comme le piqué et la structure même de l’image. Par exemple, depuis ce film, j’ai pu refaire un autre documentaire avec Sébastien Lifshitz que nous avons même tourné avec une caméra grand capteur, à la lisière du moyen format.
Un mot sur l’étalonnage ?
AP : L’étalonnage s’est déroulé chez Technicolor, avec Isabelle Lachaud. Près de deux semaines de travail, je dirais comme sur une fiction, en tout cas bien plus poussé que sur un documentaire traditionnel. Là encore, Sébastien Lifshitz est très précis et suit avec attention le processus. Sa demande sur la qualité et la continuité des niveaux de noirs est un exemple parfait. Et même si on peut sans doute discerner une plus grande fragilité de l’image dans certaines séquences intérieures de la première partie du film, c’est certainement à cause des différentes améliorations du firmware de la caméra qui sont apparues au fur et à mesure des prises de vues.
(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)
Bande-annonce officielle