Festival de Cannes 2023

Guillaume Schiffman, AFC, parle de son expérience sur "Bonnard, Pierre et Marthe", de Martin Provost

Par Brigitte Barbier, pour l’AFC


Bonnard, Pierre et Marthe raconte l’histoire du peintre mais surtout celle de sa femme. Ce point de vue, qui laisse une place trop souvent rare à la femme peintre, Martin Provost nous l’avait déjà généreusement proposé avec Séraphine. Guillaume Schiffman, AFC, qui s’est associé pour la deuxième fois à Martin Provost – La Bonne épouse étant leur première collaboration –, signe une image proche de la peinture de Bonnard. Il nous parle de cette expérience pleine d’émotions à plusieurs titres. Bonnard, Pierre et Marthe est projeté à Cannes Première au Festival de Cannes 2023. (BB)

Pierre Bonnard ne serait pas le peintre que tout le monde connaît sans l’énigmatique Marthe qui occupe à elle seule presque un tiers de son œuvre…
Avec Cécile de France, Vincent Macaigne, Stacy Martin, Anouk Grinberg

Être directeur de la photographie sur ce film vous a particulièrement touché, pourquoi ?

Guillaume Schiffman : Tout d’abord le point de vue sur le film : Bonnard est le premier peintre de l’intimité d’une femme et Martin Provost voulait surtout filmer l’artiste en train de peindre sa femme puisque c’est leur historie d’amour qu’il veut raconter. Ce qui m’a beaucoup touché, c’est qu’il s’est concentré sur toutes les peintures de Marthe que Bonnard a réalisées. Dans cette intimité et cette impudeur, il n’y a jamais de corps parfait, on voit des positions inhabituelles pour l’époque et pour moi, c’est une belle célébration de la femme.
Une autre chose, plus personnelle, m’a particulièrement ému. Mon père était peintre et en m’impliquant sur ce film, j’ai eu l’impression de lui rendre hommage. Et puis j’aime beaucoup travailler avec des acteurs avec qui je n’ai jamais tourné auparavant. Quelle belle découverte que Cécile, Anouk et Vincent…

Guillaume Schiffman sur le tournage de "Bonnard, Pierre et Marthe"
Guillaume Schiffman sur le tournage de "Bonnard, Pierre et Marthe"

Les extérieurs, Paris, Rome, vus par les fenêtres, sont des incrustations et ça se voit. Pourquoi ce choix ?

GS : Martin voulait privilégier l’évocation du 18e à travers l’imagerie de cette époque et non pas faire une image réaliste. Donc oui, les matte paintings sont un peu exagérés pour que l’image de Paris ou de Rome ressemble aux gravures du 18e. Cette exagération amène à la peinture.

Les gestes de Bonnard (Vincent Macaigne) sont filmés en gros plan, souvent associés à son visage avec un pano allant du visage à la toile.

GS : 80 % du temps, ce sont les acteurs qui peignent, Vincent et Cécile de France. En filmant avec le Ronin, je pouvais m’approcher très près, passer de leur visage à la peinture pour montrer que c’était eux qui peignaient mais aussi pour saisir cette concentration incroyable du peintre.
Pour certains gestes très techniques et très précis, nous avons doublé les prises avec un peintre spécialisé qui sait faire les gestes et les tableaux de Bonnard à l’identique. Une peintre amie de Martin a supervisé toutes les reproductions. D’ailleurs, ils étaient là à chaque fois qu’on filmait la peinture pour contrôler tous les gestes.

Il fallait plusieurs tableaux pour pouvoir refaire les prises, non ?

GS : On avait à chaque fois cinq tableaux pour pouvoir filmer son évolution et surtout pour pouvoir refaire les prises. Il ne fallait pas se rater car dès que Vincent mettait de la peinture à l’huile c’était fini ! Il y a eu des tas de faux Bonnard et de faux Marthe Bonnard qui ont été réalisés !

Quels ont été vos choix pour la mise en image de la peinture ?

GS : On savait que les spécialistes de Bonnard iraient voir le film ! Il nous fallait trouver des ambiances de lumière qui nous plaisent, une lumière de cinéma, sans jamais trahir la vraie couleur sur la toile. C’était LE grand défi du film : rendre l’âme de la peinture.
Pour les séquences de nuit éclairées à la lampe à huile, évidemment nous étions dans une ambiance très chaude. C’était un vrai souci pour les couleurs sur la toile car il n’y a pas du tout d’orange dans ses œuvres. Il m’a fallu contrebalancer la lumière chaude avec un petit Astera au-dessus du tableau. Je savais aussi que je pourrais récupérer des choses à l’étalonnage, mais en fait nous n’avons rien fait. Et les deux spécialistes de Bonnard qui ont vu les images ont dit : « Couleurs respectées... ». Pari gagné !

Expliquez-nous vos options de lumière pour ces séquences de nuit avec les lampes à huile.

GS : Pour ces séquences, on avait décidé qu’il n’y aurait que l’effet de la lampe à huile. J’ai travaillé avec une boule chinoise, équipée d’une lampe que je contrôlais en température de couleur et en densité. Il n’y avait que cette source. Pas de bougie en arrière-plan dans le décor pour ajouter un peu de lumière, comme on peut en voir dans des films d’époque. Si j’avais travaillé à 800 ISO, on aurait eu du noir très profond. Parfois j’étais à 2 000, voire 2 500 ISO pour casser ce noir numérique que je n’aime pas du tout.

Comment avez-vous éclairé le principal décor, une très belle maison au bord de l’eau ?

GS : L’un de nos défis avec Martin Provost était que la lumière dans la maison devait venir de l’extérieur, je ne voulais donc pas l’éclairer à l’intérieur. La maison qui a été choisie nous a permis cela car elle avait énormément de fenêtres. Je pouvais placer des projecteurs à l’extérieur tout en jonglant pour qu’on ne les voie pas. A l’intérieur, je dosais le contraste avec des drapeaux, des toiles blanches ou noires. C’est un peu comme ça dans les tableaux de Bonnard, c’est très lumineux avec quelques zones d’ombre pour des contrastes très doux. Pour les séquences dans cette maison, c’était la symphonie des draps hors champ ! [Rires]

Vous avez filmé la nature qui entoure cette maison pour que son rendu soit fidèle à la peinture de Bonnard, n’est-ce pas ?

GS : Cette nature laissée à l’abandon depuis longtemps était trop étouffante pour filmer la maison Elle a été entièrement modifiée par une paysagiste. Tout a été rasé dans le jardin, des trouées dans les arbres ont été créées pour laisser passer le soleil parce que Bonnard, c’est la lumière mais c’est aussi la perspective. On cherchait les bons axes pour filmer cette nature extraordinaire. Pour la couleur, des fleurs ont été a ajoutées. C’est vrai qu’on a filmé certaines scènes comme des tableaux.
Cette maison entourée de cette nature et au bord de la Seine était vraiment le lieu idéal, à 10 kms de l’endroit où habitait Bonnard !

Vincent Macaigne et Cécile de France - Photo Carole Bethuel
Vincent Macaigne et Cécile de France
Photo Carole Bethuel

L’image évoque le rendu de l’argentique, avez-vous tourné en 35 mm ?

GS : Hélas non, mon seul regret est de ne pas avoir tourné avec de la pellicule. On sait tous que filmer la nature en numérique est compliqué, que les verts sont souvent trop saturés. Donc à l’étalonnage, c’est sûr qu’on cherche à désaturer le vert, et on ajoute de la matière.
J’ai choisi de travailler avec des optiques que je connais bien, les Signature de chez Arri. Elles sont assez piquées mais aussi très douces. J’ai travaillé avec la caméra à 1 600 ISO, qui permet de redonner de la matière, de casser la texture un peu trop nette des Signature avec un petit rajout de grain à la fin… Pour nous rapprocher un peu de la pellicule… Mon maître, Roger Deakins, le chef opérateur de Sam Mendes, des frères Coen et de tant de films admirables, dit qu’il faut travailler avec les outils d’aujourd’hui, que l’on peut maintenant ramener dans l’image tout ce qui nous manquait au début du numérique.C’est ce que j’essaye de faire à mon petit niveau.

Quel a été le moment les plus réjouissant pour vous, techniquement ?

GS : J’adore faire des changements de diaph, je suis toujours fasciné par ça et Dominique Chapuis, avec qui j’ai appris mon métier, était très fort pour ça !
C’est mon chef électro qui les fait maintenant car je cadre toujours mais je m’amuse à les faire pour les plans au Steadicam.
Je les utilise toujours avec des ouvertures de porte, dans des actions, des suivis de personnages. Ils sont invisibles alors que parfois il y a 8 diaphs d’écart. J’aime beaucoup intervenir sur l’image et que personne ne le remarque ! C’est ce que j’appelle mon côté prestidigitateur de l’image.

L’étalonnage est aussi un des moments où l’on devient les magiciens de l’image !

GS : J’ai eu la chance d’avoir trois semaines et demi d’étalonnage, cela laisse le temps de chercher pour ne pas faire juste des corrections. Je n’aime pas travailler avec des LUTs, je pense que le film a une histoire à raconter avec une entité visuelle qu’il faut donner mais qu’il ne faut pas marquer trop fort. Les histoires continuent à se créer au montage. Ça peut-être un film un peu sombre et puis d’un seul coup l’histoire devient peut-être plus lumineuse. Je fais l’image qui me plait sur le plateau en travaillant avec une LUT de base pour toutes les scènes. Je change la température de couleur moi-même, la densité, visuellement à l’image sur un moniteur personnel. Les metteurs en scène s’habituent à une image pendant le montage, et c’est très compliqué de les amener ailleurs. Il faut qu’ils puissent inverser des séquences, prendre un plan d’une autre séquence car cela arrive tout le temps au montage. Je fais ce métier pour raconter une histoire avec mon écriture, c’est Yorgos Arvanitis qui m’avait appris ça : la cinématographie, c’est écrire avec de la lumière.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)