Le directeur de la photographie John Davey parle d’"Un couple", de Frederick Wiseman
Par Madelyn Most pour l’AFCUn couple est le premier long métrage de fiction français du documentariste américain primé et ancien professeur de droit Frederick Wiseman, dont il a a co-écrit le scénario avec l’actrice française Nathalie Boutefeu. Il a été présenté en compétition au 79e Festival international du film de Venise, en septembre, et au Festival du film de New York, en octobre. Comme la plupart des films de Wiseman, il a été photographié par son directeur de la photographie de longue date, l’Anglais John Davey.
Fred Wiseman est considéré comme l’un des réalisateurs de documentaires les plus importants en Amérique qui, à près de quatre-vingt-treize ans, continue de réaliser un film par an.
Au cours de ses cinquante-cinq ans de carrière, il a signé plus de quarante-cinq films, dont quarante-trois documentaires, dont trente-trois photographiés par John Davey. Wiseman est connu pour réaliser, produire, enregistrer le son et monter ses longs films - qui peuvent durer de trois à six heures - depuis sa salle de montage parisienne.
Recevant un prix honorifique de l’Académie des Arts et des Sciences du Cinéma (AMPAS) en 2016, Wiseman a déclaré : « La variété et la complexité du comportement humain observées lors de la réalisation d’un film sont stupéfiantes. Je pense qu’il est aussi important de montrer sa gentillesse, sa civilité et sa générosité d’esprit que sa cruauté, sa banalité ou son indifférence ». Les documentaires de Wiseman observent et examinent les institutions, et les scènes brutes non censurées de ses premiers films, comme Titicut Follies, Law and Order, Juvenile Court et Primate, ont causé un scandale, un choc et un malaise considérables. Les films de Wiseman sont célèbres pour n’avoir "Pas de scenario, pas d’interviews, pas de commentaire". Il n’aime pas les termes "cinéma d’observation", "cinéma vérité" ou "cinéma direct", mais il appelle parfois ses films "Fictions de réalité".
Frederick Wiseman et Nathalie Boutefeu sont de bons amis, qui ont déjà collaboré à la production théâtrale française La Belle d’Amherst, d’Emily Dickinson, en 2012. Nathalie Boutefeu a montré à Frederick Wiseman son adaptation du Journal intime de Sophia Tolstoï, qu’ils ont progressivement transformée en un scénario dans lequel Nathalie Boutefeu incarne Sophia, qui révèle des épisodes de sa vie malheureuse et mouvementée avec le comte Léon Tolstoï, le plus grand écrivain russe, qu’elle a épousé en 1852 alors qu’elle avait dix-huit ans. Ce film de soixante-trois minutes est extrêmement court selon les normes de Wiseman. C’est le monologue d’une femme qui est aussi une écrivaine accomplie, intellectuelle et photographe pionnière en Russie à la fin des années 1800, et qui a donné treize enfants à son mari. Nathalie Boutefeu livre une performance intense et passionnée alors que Sophia souffre à l’ombre du grand homme. Nathalie Boutefeu dit : « L’idée est venue des milliers d’heures de conversations que Fred et moi avons eues sur l’art et la vie de couple, l’amour, le partage de la liberté, du territoire, de la création... »
John Davey a commencé à travailler avec Frederick Wiseman en 1978 lorsque Bill Brayne, le directeur de la photographie de Wiseman pendant dix ans, est passé à la réalisation et lui a recommandé John Davey. Leur premier film ensemble fut Manoeuvre, en 1978, qui suivait une colonne de chars de Louisiane jusqu’en Allemagne de l’Ouest pendant la guerre froide contre l’URSS, tourné en noir-et-blanc avec une caméra 16 mm Éclair NPR. « Depuis, j’ai photographié environ trente-trois films pour Fred sur une période de quarante-quatre ans : vingt-sept aux États-Unis, dont neuf à New York, un à Londres et quatre en France. En termes de métrage sur les films de Fred, j’ai tourné environ deux millions de mètres de film 16 mm noir-et-blanc et couleur, et environ 1 500 à 2 000 heures de numérique depuis La Danse, en 2008, le documentaire primé sur l’Opéra Garnier, le dernier film que nous avons fait en pellicule. »
La carrière de John Davey s’étend sur plus de cinquante ans et lui a valu une reconnaissance internationale, un Emmy Award et un Outstanding Achievement Award pour son travail de directeur de la photographie de reportage et de documentaire. Né en Angleterre, élevé dans le sud du Pays de Galles, Davey a découvert la photographie dès son plus jeune âge. Il a étudié la médecine mais l’a abandonnée pour travailler dans l’industrie du cinéma et est devenu caméraman indépendant d’actualité, en documentaire, séries télévisées, publicités, films musicaux et d’anthropologie. Davey est devenu associé d’Alan King Associates, la plus grande société de production indépendante de documentaires, de films et de télévision de Londres avec ses collègues Bill Brayne, Christian Wangler, Peter Moseley, Mike Dodds, Ivan Sharrock, Iain Bruce, Mike Davis (père de Ben Davis), Bruce White, David John, Alan Jones, Richard Key, Clive Tickner et d’anciens associés Alan King, Richard Leiterman, Chris Menges, Roger Graef, Roland Joffe et Nic Knowland, où ils collaboraient tous sur les projets de films des uns et des autres.
« Un couple est en gestation depuis un moment. Je me souviens qu’en 2020, quand on tournait City Hall, Fred m’a demandé si c’était possible de tourner un long métrage avec une équipe de documentaire... et je crois que j’ai ri. Quand il m’a demandé de tourner le film, j’ai d’abord refusé - c’était au plus fort de la pandémie de Covid et il n’était pas possible de voyager en dehors du Royaume-Uni. À cause du Brexit, je ne pouvais pas travailler en France sans permis de travail/Visa, et c’était nécessaire pour obtenir des carnets ATA pour le matériel depuis l’Angleterre. Plus encore, je n’avais pas complètement récupéré du Covid et je n’étais pas très enthousiaste car mon français d’écolier était seulement basique. Fred a réuni une équipe française fantastique qui parlait un anglais parfait alors, finalement, j’ai accepté », ajoute Davey.
« Il n’y avait pas de temps pour des repérages. Fred a dit que nous filmerions tous les extérieurs dans un "jardin d’amis" à Belle-Île-en-Mer, en mai, lorsque les fleurs sont en pleine floraison et colorées, mais ce jardin s’est avéré être un vaste domaine avec de nombreux hectares de bois, de champs, de forêt, de collines, de lacs et d’étangs. L’équipe était composée de Fred, Nathalie, la co-scénariste et actrice, Jean-Paul Mugel, le preneur de son, Andra Tevy, la 1re assistante opératrice, Chantal Pernecker, scripte, Alice Henne, la DIT, qui faisait également office de seconde assistante, et Jane-Marie Franklyn, une assistante de production polyvalente. C’était la saison de reproduction des grenouilles et elles faisaient un vacarme si puissant que quand nous avons tourné au bord du lac, l’un des boulots de Jane, en plus de nous aider, Andra, Nathalie, Fred et moi, était de leur lancer des pierres pour les faire taire », ajoute Davey.
« Nous avons tourné trente-cinq séquences en dix-sept jours ! C’est un rythme très soutenu, compte tenu que le temps et les conditions de lumière changeaient constamment. La plupart des journées pouvaient commencer avec du soleil et un ciel bleu, puis des nuages apparaissaient et il commençait à pleuvoir… C’était donc difficile de maintenir la continuité de lumière. Fred avait un petit moniteur vidéo en liaison radio autour du cou, mais il est difficile de voir clairement l’image ou ses détails lorsque le ciel est très lumineux. Il n’y avait pas eu le temps de faire des tests coiffure/maquillage/costumes : on est passé directement au tournage. Je tourne habituellement en 1,85:1, mais mon ami Dick Pope, BSC, a suggéré le format large 2,39:1 pour exploiter l’espace vide et souligner la solitude et l’isolement du personnage. Fred a aimé l’idée et a dit : « C’est exactement le sujet du film ».
« J’ai choisi l’Arri Amira pour son incroyable plage dynamique d’environ 14 diaphs, quelques zooms Optimo d’Angénieux et une série d’optiques fixes Cooke. L’Arri Amira s’en sort mieux que certaines autres caméras numériques, et elle est également assez robuste. Ma priorité était de faire attention à l’exposition et de ne pas trop laisser le ciel brûler. S’il y avait des nuages dans le ciel, on pouvait faire plusieurs prises à différentes ouvertures, pour récupérer ensuite des détails dans les ciels en postproduction. J’ai pris toutes les choses habituelles : des dégradés neutres, hard et soft edge, mais les horizons changeaient, donc il y avait toujours le risque que le ciel puisse brûler.
« Fred préfère les plans fixes, il n’aime pas les panoramiques, les zooms, les tilts. "Rien d’extraordinaire", dit-il. Il veut un mouvement de caméra minimal. J’aurais aimé faire quelques travellings subtils mais cela aurait été impossible à cause du terrain, et il nous aurait fallu plus de techniciens. Pour Un couple, Fred a choisi de tourner chaque scène en trois valeurs différentes. D’abord, en plan large, puis en plan moyen, puis en gros plan. Si Nathalie se promenait dans les bois, se tenait au bord d’une falaise ou était assise dans un champ, nous la filmions deux ou trois fois, en modifiant légèrement la valeur du cadre ou la position de la caméra. Fred aime avoir le choix et prendre les décisions au montage et non sur le plateau ; il veut étudier le jeu et la façon dont le texte a été dit. Pour moi, cela représentait parfois un défi. Je tournais le master à la lumière du soleil et, après, les choses pouvaient changer en fonction de la météo, avec des vents forts et des nuages qui s’accumulaient. Dans une lumière crue avec le soleil directement au-dessus de la comédienne, vous voyez toutes ces ombres horribles sous le nez ou le menton. Sur les plans larges, je ne pouvais pas vraiment faire grand-chose, mais sur les plans moyens, ou les gros plans, j’ai utilisé un petit cadre de Silk pour diffuser et adoucir la forte lumière du soleil. Des yeux aguerris verraient que la lumière est vive dans le plan large, et remarqueraient une différence lorsque nous passons en plan moyen ou en gros plan. Quand j’expliquais mes inquiétudes à Fred, il me répondait : « Eh bien, Gilles est un magicien. ».
« Gilles Granier, du Labo Paris, étalonne nos films depuis dix ans. Il utilise le logiciel Lightworks et il est vraiment bon pour corriger ces situations à l’étalonnage. Gilles a mis en place un ensemble de LUTs que nous avons programmées en caméra trois ou quatre heures seulement avant de commencer le tournage, et je pense que cela a très bien fonctionné. Gilles m’a demandé de ne pas toucher le diaph lorsque le soleil entre et sort pendant les prises. Il dit qu’il vaut mieux régler ensuite le problème en postproduction. Lorsque vous pensez que quelque chose brûle, l’incroyable plage dynamique de l’Amira peut offrir des détails cachés. Gilles a également pu faire ressortir une petite silhouette qui marchait au loin sur la plage et sur les falaises, que je n’avais pas vue sur le moment. L’étalonnage ne peut pas soigner une mauvaise photographie, mais vous pouvez faire énormément pour améliorer l’image, en postproduction.
« Gilles est très habitué à travailler avec moi et Fred car il a déjà étalonné environ huit de mes films pour Fred auparavant. Il sait qu’il y aura tout un jeu d’allers-retours entre nous à propos de l’image et du "look" du film. Fred aime les images lumineuses, colorées, détaillées, nettes, avec peu de contraste. Il aime voir des détails des visages dans les ombres. Ça ne me gêne pas de les oublier, mais je pense que cela peut être un problème avec la technologie actuelle. Il veut que je tourne "droit", c’est toujours à 24 i/s, et il ne veut pas de "la distraction du bricolage". Il a rigoureusement collé à cette philosophie pendant quarante-quatre ans. Je préfère généralement une image plus sombre, plus contrastée, désaturée, un peu maussade et texturée. Finalement, on y arrive, mais Fred est le réalisateur - c’est son film, donc je l’accepte.
« Vers la fin du tournage, Fred a accepté de faire quelques intérieurs que l’on voit dans la toute dernière séquence du film. C’est un intérieur de nuit dans le grenier d’une grange où Sophia écrit des lettres dans son journal, qui est éclairé par des bougies à double mèche, et il y a une autre séquence, éclairée avec la vieille lampe à huile de ma grand-mère que j’ai ramenée d’Angleterre. Je les ai utilisées avec un Panel Light comme appoint très doux, qui était juste hors champ avec un demi Straw et du Cinéfoil sur les bords pour que la lumière ne bave pas sur l’arrière-plan. Les Panel Light étaient également pratiques quand la lumière tombait en fin d’après-midi ou en début de soirée, et que nous devions terminer une scène. Ces petites sources fonctionnent sur batterie ou sur secteur, en tungstène ou en lumière du jour, ce qui m’a permis de donner un petit coup de pouce à l’image, et plus particulièrement à son visage.
« Nous avons également fait l’étalonnage en un temps record. Le film dure une heure et trois minutes, et nous avons fait tout l’étalonnage en un week-end, ce qui est assez incroyable. Le résultat est correct, ce n’est pas extraordinaire. Il y a quelques jolis plans dans le film… Mais je ne pense pas avoir jamais été satisfait de quoique ce soit que j’ai tourné.
« Avec Fred, il faut être prêt à tourner à tout moment. Il voulait que je prenne des plans de Nathalie alors qu’elle réfléchissait à la séquence suivante, se promenait en répétant ses répliques. Il n’y a jamais assez de plans de coupe pour Fred et, dans ce film, il voulait capturer "le monde biologique". Comme j’ai photographié beaucoup de films sur la nature et la faune pour la BBC, National Geographic et Discovery, j’ai pris beaucoup de gros plans d’oiseaux, de grenouilles, de fleurs, de plantes, de fourmis et d’insectes. Fred et moi aimons tous les deux les images abstraites, alors j’ai photographié des choses comme des silhouettes d’arbres se balançant dans le vent, des ombres, des reflets sur l’eau, des nuages qui passent, des vagues qui se brisent. L’idée était de mettre l’accent sur le contraste, la dureté, les animaux essayant de survivre, les rochers, le terrain accidenté. Nathalie a été très courageuse, devant jouer et dire son texte tout en marchant le long du bord de la falaise, où à un mètre à sa droite ou à sa gauche pouvait se présenter une dénivellation de plusieurs centaines de mètres.
« Fred va décider d’une séquence à tourner, mais une fois que nous commençons à filmer, il est absorbé par l’enregistrement du son. Je sais comment il veut que je tourne, donc j’aurai toute liberté de filmer tout ce qui, à mon avis, lui donnera les images qu’il veut voir en salle de montage. Fred m’encourage à faire mon propre truc. 99 % du temps, je choisis les lumières et je les installe moi-même, car nous avons rarement un électricien. Lorsque Fred enregistre le son, il est dans son propre monde, écoutant les conversations et enregistrant toujours des choses inhabituelles à la volée, mais bien que nous parlions rarement pendant que nous tournons, nous établissons parfois un contact visuel. Nous avons élaboré un vocabulaire assez large de regards et nous savons toujours quels messages nous nous envoyons. »
John Davey dit que Wiseman veut toujours avoir beaucoup de choix au montage et aime qu’il tourne beaucoup de plans, mais il n’utilise qu’environ 3 % de ce qu’ils tournent. En deux ou trois mois de tournage, cela peut représenter cent-cinquante heures de rushes montés en un film de trois heures. Il dit que cela peut être un peu frustrant de savoir que 97 % de ce que vous avez tourné reste au fond du chutier, alors que vous avez tourné tant de belles images qui n’apparaissent jamais dans le film (ce qui est un dilemme universel qui fait sens pour beaucoup d’opérateurs).
« Quand on tourne sur pellicule, et que la lumière baisse, je montre à Fred l’aiguille de mon posemètre qui bouge à peine et je lui explique que l’image sera sombre, granuleuse, plate, à peine visible... et il dit : "Si ce n’est pas bon, je ne l’utiliserais pas, mais pourquoi ne pas le tourner quand même ?" »
« Le film est indulgent et il y a généralement une sorte d’image et, à la fin, ces séquences apparaissent souvent dans le montage final. Quand je fais part de mes inquiétudes à Fred, que mes amis et collègues vont penser que je suis un directeur de la photographie médiocre, il dit : "Eh bien, personne ne s’en est jamais plaint auprès de moi". »
Article rédigé par Madelyn Most et traduit de l’anglais par Laurent Andrieux pour l’AFC.