Le monopole du tirage de films inquiète le milieu du cinéma

par Juliette Bénabent

Télérama, mercredi 16 janvier 2008

Une récente opération financière fait trembler le monde du cinéma français. Tarak Ben Ammar, homme d’affaires franco-tunisien, a racheté Eclair, le dernier laboratoire cinématographique français qui ne lui appartenait pas.

Son groupe, Quinta Industries (présent en production et distribution, il s’est notamment distingué en France en distribuant la très controversée Passion du Christ de Mel Gibson), possède ainsi toute l’activité du tirage de copies de films en France. Quel est donc le problème pour que ce monopole déclenche une telle vague d’inquiétude chez les producteurs, distributeurs et cinéastes, et leur fasse redouter un appauvrissement sévère de la création ?

Avant ce rachat, Eclair et LTC, le laboratoire de Quinta, se livraient une concurrence acharnée, qui profitait aux producteurs (ceux qui paient la pel­licule) et aux distributeurs (ceux qui paient le tirage des copies). Les prix, en baisse, étaient le plus souvent négociés par « volants d’affaires » : un laboratoire accepte de prendre en charge pour pas cher un petit film, ou un court métrage, car son client lui promet plusieurs contrats sur les œuvres à venir.

Faute de concurrence, ces négociations vont évidemment voler en éclats, et Quinta peut être tenté de gonfler ses prix. Concrètement, les dis­tributeurs qui commandent moins de cinquante copies d’un film risquent de ne pas pouvoir obtenir de tarifs accessibles. Et s’ils ne sont pas distribués, ces films ne seront bientôt plus produits... Or, chaque année, près de la moitié des quelque deux cents films français sortent avec moins de cinquante copies !

Voilà pour la menace directe, déjà considérable. Mais audelà du tirage de copies, Quinta est aussi très présent dans toute la post-production. Vu le parcours de Tarak Ben Ammar, qui a travaillé notamment avec les magnats des médias Rupert Murdoch et Silvio Berlusconi, « on redoute qu’il ne cherche à étendre son monopole », explique Juliette Prissard-Eltejaye, déléguée générale du SPI (Syndicat des producteurs indépendants). Notamment en faisant pression sur ses clients afin que ces derniers lui confient en prime l’étalon­nage, le mixage ou les effets spéciaux de leurs films.

Pour les associations de professionnels, à moyen terme, c’est tout le système d’aides publiques au cinéma qui est menacé. En effet, les subventions de l’Etat sont accordées à la condition que producteurs et distributeurs choisissent des prestataires de services français. « Une subvention qui contribue à entretenir un monopole risque d’être rapidement remise en cause », observe Michel Gomez, qui représente l’ARP (société civile des Auteurs-réalisateurs-producteurs). Si Quinta demeure le seul fournisseur français, les aides publiques survivront-elles ?

Pour l’instant, la ministre de la Culture, Christine Albanel, a prudemment promis de « rencontrer » Tarak Ben Ammar pour parler des « conséquences [de ce rachat] en matière de concentration ». L’Etat peut-il laisser ce secteur tomber entre les mains d’un seul groupe ? A-t-il l’intention d’exiger des garanties susceptibles de protéger le cinéma le plus fragile économiquement ? Son intervention (ou sa passivité) sera un signe fort de l’intérêt (ou de l’indifférence) du gouvernement pour la diversité culturelle française.

(Juliette Bénabent, Télérama, mercredi 16 janvier 2008)