Les producteurs inquiets pour la création audiovisuelle

par Macha Séry

La Lettre AFC n°172

Le Monde, 3 décembre 2007

Jugés obsolètes par le gouvernement désireux de les modifier, les décrets d’application dits Tasca, adoptés à la fin de l’année 2001 et au début de l’année 2002, ont fixé la contribution des chaînes de télévision au développement de la production d’oeuvres audiovisuelles et renforcé l’indépendance du secteur de la production vis-à-vis des chaînes de télévision.

Actuellement, celles-ci doivent investir 16 % de leur chiffre d’affaires dans la production d’oeuvres originales d’expression française et européenne. Dont deux tiers dans la production indépendante. « Les obligations des chaînes dans la production doivent être maintenues pour protéger la création française, qui coûtera toujours plus cher que l’achat de séries américaines », plaide Vincent Solignac, président de l’Union-Guilde des scénaristes (UGS).
Il rappelle que la rémunération des scénaristes français s’élève à 3 % du coût total d’un téléfilm, alors qu’aux Etats-Unis elle entre pour 10 % dans le budget d’une série. Le syndicat réclame donc une hausse de 2 % pour les auteurs dans la nouvelle réglementation.

« Vos plus belles histoires d’amour, c’est nous. » Tee-shirts barrés de slogans, béret rouge sur le crâne, près de 70 scénaristes français se sont réunis à Paris, place du Trocadéro, mercredi 28 novembre, pour manifester leur soutien aux scénaristes américains en grève. Mais aussi pour défendre la spécificité de leur profession et la " qualité française " face à leurs collègues anglo-saxons. En ligne de mire, le report des décrets d’application portant obligation d’investissement des chaînes de télévision dans les œuvres relevant des genres dits patrimoniaux (fiction, documentaire, animation). Ceux-ci font dorénavant partie de la consultation engagée début octobre et qui vise à réviser les décrets Tasca fixant depuis 2001 le rapport d’équilibre entre les chaînes hertziennes et les producteurs indépendants.

Logique financière
Réunis une première fois en assemblée générale le 21 novembre, les représentants des professionnels de l’audiovisuel restent mobilisés contre l’orientation que semble prendre la concertation menée par David Kessler et Dominique Richard, dans le cadre de leur mission confiée par Christine Albanel pour réformer les décrets Tasca. Après les scénaristes, le groupe 25 Images, rassemblant une centaine de réalisateurs, annonçait le même jour son retrait de la négociation.
Cette association dénonce un questionnaire biaisé, privilégiant, selon elle, « les objectifs de concentration industrielle et de renforcement de pouvoir des diffuseurs ». Celui-ci consiste en trois questions : « Quels moyens peuvent permettre de mieux prendre en considération l’apport économique des diffuseurs à la production des oeuvres audiovisuelles qu’ils financent ? Comment améliorer la circulation des œuvres et leur distribution sur tous les supports d’exploitation, en tenant compte de la constitution de groupes intégrés et pluri-médias ? Quelles adaptations de la réglementation sont rendues indispensables par l’apparition des nouveaux modes de diffusion et l’apparition de nouveaux acteurs comme les fournisseurs d’accès Internet ? »

Le 29 novembre, le Syndicat des producteurs indépendants (SPI) montait au créneau, accusant cette fois « une logique financière de court terme, au bénéfice des grands groupes de communication privés, notamment de TF1. (...) Si les orientations fixées à la ministre de la culture sont suivies d’effet, nous nous acheminons à très court terme vers une destruction de l’ensemble de la création française ».
Si auteurs, producteurs, réalisateurs et techniciens se dressent vent debout contre la réforme annoncée, ils conviennent que des ajustements sont nécessaires. « Les diffuseurs doivent avoir une plus grande latitude de circulation des œuvres pendant leur fenêtre d’exclusivité de dix-huit mois. Il faut qu’un téléfilm qui a été préacheté par une chaîne puisse, dans cette période, être rediffusé sur une autre chaîne du groupe », estime Thomas Anargyros, à la tête de la société Cipango, en lice pour le Prix du producteur français de télévision décerné le 10 décembre. Les premières propositions de MM. Kessler et Richard sont attendues pour le 15 décembre. Télé Obs.com C’EST DIT, C’EST ÉCRIT

L’émoi des professionnels de la télé
Il est rare que la productrice Fabienne Servan-Schreiber prenne la plume. Elle l’a fait ce week-end, pour une tribune dans le Journal du dimanche. Tribune intégrale Le monde des scénaristes, des réalisateurs, des producteurs de télévision est en émoi : dans la loi sur la " Télévision du futur ", adoptée le 5 mars dernier, figure – le fait est assez rare pour être souligné – une disposition adoptée à l’unanimité au Sénat comme à l’Assemblée nationale : celle qui confirme l’obligation faite aux chaînes de télévision de consacrer une part de leur chiffre d’affaires au financement des oeuvres audiovisuelles patrimoniales françaises initiées par des producteurs indépendants.
Mais, 8 mois plus tard, en dépit des engagements de notre ministre de la culture et de la communication, Madame Albanel, les décrets d’application ne sont pas publiés. La représentation nationale vote à l’unanimité une disposition destinée à soutenir la production française, le gouvernement la bloque. S’apprête t-il à la remettre en cause ? Souhaite-t-il exonérer les grands diffuseurs des obligations qui étaient jusqu’à présent, à juste titre, les leurs ?

Les analystes financiers tiennent la remise en cause de ces quotas de production comme acquise et révisent à la hausse la valeur des titres des chaînes privées. Et cette remise en cause intervient alors que le gouvernement vient de refuser d’améliorer le financement de la télévision publique... Pourtant, ce système nous est envié dans toute l’Europe. Dans l’animation, la France est aujourd’hui le troisième producteur mondial, le premier producteur et exportateur européen !
Dans le documentaire, elle a retrouvé un rang éminent, nos films collectionnent les distinctions internationales, qu’on songe à La Marche de l’empereur, Un coupable idéal, Homo sapiens. En fiction, la production française a apporté aux chaînes chaque année entre 1995 et 2005 jusqu’à 60 de leurs 100 meilleures audiences. On connaît le succès de Nuit noire, Clara Scheller, Maupassant, Ali Baba parmi tant d’autres. Veut-on détruire les effets d’une politique ambitieuse menée depuis 2O ans ?

Nous savons bien qu’il faut moderniser notre réglementation de l’audiovisuel, à l’heure du passage à la télévision numérique, à la vidéo à la demande, à la télévision sur Internet et bientôt sur téléphone portable. Mais cette modernisation doit préserver et étendre aux nouveaux supports les obligations faites aux diffuseurs de financer la production patrimoniale et indépendante. Il en va du respect de la diversité et de la qualité des programmes, comme de l’existence et du développement d’une industrie audiovisuelle française, fortement créatrice d’emplois et de valeur ajoutée.
Tout cela mérite réflexion et débats, mais pour commencer il faut respecter le vote unanime de l’Assemblée nationale et du Sénat en publiant le décret d’application de la loi qui est prêt depuis longtemps. A l’heure des mutations et des interrogations, ce dont la télévision a besoin ce n’est pas e moins mais de plus d’innovation et de création.
Fabienne Servan Schreiber Productrice, présidente de Cinétévé, vice-présidente de l’USPA (Union syndicale des producteurs audiovisuels)
(Macha Séry, Le Monde, 3 décembre 2007)