Patrick Blossier, AFC, revient sur le tournage de "Ouistreham", d’Emmanuel Carrère
« C’est grâce à la ténacité de Juliette Binoche que Ouistreham a pu voir le jour. En effet, Florence Aubenas n’avait pas envie que son roman (qui est, à la base, une enquête infiltrée) soit adapté au cinéma. Juliette Binoche a été marquée par sa lecture du livre », explique Patrick Blossier, « et c’est elle qui s’est battue pour convaincre Florence Aubenas de lâcher son roman. Le scénario écrit par Emmanuel Carrère et Hélène Devynck est très proche du roman de Florence Aubenas, à deux exceptions près : dans le roman, Florence Aubenas s’efface complètement et se contente de décrire ses rencontres, dans le film, il était difficile de ne pas traiter aussi les états d’âme de Mariane Winckler incarnée par Juliette Binoche. Dans son roman, Florence Aubenas avait décidé d’arrêter son enquête quand elle trouverait un CDI, pour ne pas prendre un travail a quelqu’un qui en avait plus besoin qu’elle. Dans le film, les scénaristes ont opté pour une rupture d’amitiés, une trahison qui met en évidence deux mondes irréconciliables. L’idée de départ était que Juliette Binoche serait la seule actrice professionnelle du film. Emmanuel a donc passé plusieurs mois à rencontrer les femmes et les hommes travaillant dans le milieu des salariés précaires dans la région de Caen. Certaines étaient celles décrites dans le livre et et se sont avérées des comédiennes nées. D’autres ont été sélectionnées par le biais de rencontres et d’ateliers avec l’aide précieuse d’Elsa Pharaon, la directrice de casting . J’ai eu le privilège de suivre ces étapes et de visionner ces essais, dont certains étaient absolument épatants de naturel et de justesse dans le jeu. Que ce soit à la base d’improvisations sur un thème donné ou de dialogues écrits. »
Sur la mise en image du film, Emmanuel Carrère propose à Patrick Blossier une configuration un peu inédite : « Comme son idée était : à l’image du casting : de mêler intimement la fiction au réel, il souhaitait effectuer la même démarche au sein de l’équipe image. Pour cela, il m’a suggéré de partager le travail avec Philippe Lagnier, qui avait filmé son documentaire Retour à Kotelnitch et assuré les prises de vues des castings de Ouistreham. Selon ses propres mots, Philippe amenant dans l’aventure le coté plus documentaire, et moi le coté fiction. Personnellement, j’étais un peu déstabilisé par ce choix. Et je ne voyais pas trop comment on allait se répartir la tâche sur le plateau. Finalement on a tourné les scènes de groupe à deux caméras et les scènes plus intimes à une caméra. D’autre part, Philippe avait carte blanche pour tourner des plans en dehors du plateau. Des « plans-mystère » comme Emmanuel aimait les qualifier, qu’il ne découvrirait que plus tard, au montage. Parmi les choses les plus magiques ramenées par Philippe, il y a ce plan filmé depuis l’intérieur d’un véhicule où l’on voit des migrants tenter de pénétrer dans un camion qui roule dans Ouistreham. »
Passionné de cinéma, et lui même ex critique dans la revue Positif, Emmanuel Carrère aime à se replonger dans les films avant de préparer le sien. « On a revu ensemble pas mal de films », explique Patrick Blossier, « dont deux ont particulièrement retenu notre attention pour alimenter nos discussions sur la forme du film. Moi, Daniel Blake, de Ken Loach et L’Humanité, de Bruno Dumont. La simplicité et l’efficacité de Robbie Ryan, sur le monde des précaires à Newcastle. Et le Scope très composé d’Yves Cape, filmant là aussi des comédiens non professionnels du département du Nord. Deux approches très différentes mais dans les deux cas, pas de caméra à l’épaule, et peu d’improvisation. Nous avons opté pour une mise en scène classique et discrète pour capter le meilleur de l’interprétation. Toujours dans le but de se rapprocher du documentaire et pour ne pas impressionner les comédiens non professionnels, Emmanuel Carrère souhaitait tourner avec une très petite équipe. Une dizaine de personnes sur le plateau. J’avais pour ma part le sentiment très fort qu’il fallait tourner le film en Scope anamorphique. Comment concilier tous ces paramètres apparemment contradictoires ? Pour garder une grande souplesse, j’ai choisi de n’utiliser que des zooms plutôt que des focales fixes. Les Optimo avec l’anamorphose ouvrent à 4, je savais que j’aurais peu de lumière et un seul électro. Depuis que je tourne en numérique j’utilise l’Alexa que j’adore, mais sa sensibilité nominal de 800 ISO était trop juste dans les décors choisis. Je me suis dirigé vers la Sony Venice dont les 2 500 ISO semblaient plus appropriés à la situation. Pour valider ces choix auprès de la production, nous avons tourné quelques images en situation réelle quelques jours avant le début du tournage avec les acteurs non professionnels à Caen. Ces essais ont été décisifs, tout le monde était rassuré et l’image du film était bien là ! »
Les prises de vues ont démarrées en mars 2019, pour sept semaines . « Comme Emmanuel est écrivain, j’ai proposé une journée de brouillon en ouverture, et une journée de ratures à la fin du film. Pour le brouillon, nous avons choisi la scène d’ouverture à l’ANPE, nous avons tourné dans le décors et dans les conditions de tournage pour expérimenter notre dispositif. Pour la journée rature, nous avons complété des scènes un peu faibles signalées par la monteuse Albertine Lastera qui avait commencé le montage pendant le tournage.
Marianne Winckler, écrivaine reconnue, entreprend un livre sur le travail précaire. Elle s’installe près de Caen et, sans révéler son identité, rejoint une équipe de femmes de ménage. Confrontée à la fragilité économique et à l’invisibilité sociale, elle découvre aussi l’entraide et la solidarité qui unissent ces travailleuses de l’ombre.
Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC