Festival de Cannes 2019

Où Rémy Chevrin, AFC, parle de son travail sur "Chambre 212", de Christophe Honoré

par Rémy Chevrin

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Le directeur de la photographie Rémy Chevrin, AFC, s’est entretenu avec François Reumont à propos de son travail sur Chambre 212, de Christophe Honoré. Nous vous proposons une transcription de cet entretien.

Lors de notre premier rendez-vous au sujet du film, Christophe l’avait évoqué ainsi : « C’est un conte pour adultes, une évocation où il faudra mettre le spectateur dans une situation d’expérimentation, presque comme un "film-cerveau" ».

Deux décors face à face
La structure du film repose sur deux espaces qui se font face. Dans un appartement, un couple se sépare. La femme traverse la rue et va s’installer dans une chambre d’hôtel en face. C’est un huis-clos, entre trois espaces : la rue, l’appartement et les chambres d’hôtel. L’observation de ce qui se passe en face occupe une place importante, les personnages qui passent dans les pièces et dans les chambres. On s’est demandé tout de suite si on jouait les vraies observations ou si on trichait. Finalement, comme pour le jeu d’acteur c’est assez exceptionnel de pouvoir, d’un décor, jouer avec le décor d’en face, on a construit les deux décors en studio : la façade de l’hôtel et quatre chambres à quatre mètres de hauteur, et l’appartement d’en face, un étage plus bas, sur une estrade de deux mètres. La rue qui les sépare n’a pas été construite, ça n’était pas l’objet, ce sont trois espaces différents, pas reliés ensemble.

Décor réel (à gauche) et version studio (à droite) - Photo Rémy Chevrin
Décor réel (à gauche) et version studio (à droite)
Photo Rémy Chevrin


Le film commence de jour, on passe entre chien et loup et après cinq, dix minutes, on passe en nuit, qui dure tout le reste du film jusqu’à sa toute fin en jour. Les deux espaces sont traités en nuit, ce qui simplifie la chose d’un point de vue artistique et technique. Une autre difficulté, c’est d’arriver à ce qu’un tout petit peu de brouillard tombe en même temps que la neige, pour désorienter un peu l’espace. J’ai beaucoup voyagé entre extérieurs réels avec neige et brouillard à Paris et intérieurs avec une sensation de brouillard obtenue grâce à une gélatine Hampshire Frost sur les fenêtres, dont on choisissait la gradation 1/16, 1/8, 1/4, 1/2 selon la focale et la sensation de flou nécessaire par rapport à ce qu’il y a en face. Évidemment le brouillard en studio aurait été très compliqué à maîtriser !

Un conte pour adultes
Tous les jours, avec Christophe, on se demandait où mettre le curseur : lui avec ses comédiens, le texte et les intentions de jeu, moi avec le point de vue de la caméra et les effets de lumière. On aime ces challenges-là, Christophe en est un maître, même s’il a fait de nombreux films naturalistes où les personnages ont un certain vécu. Il aime se mesurer à ce genre de questionnement : « Jusqu’où un personnage peut être dans le faux, le fabriqué ? » On a eu envie de s’éloigner de ce qu’on avait fait jusqu’alors, de déclarer le studio et de le jouer jusqu’au bout. C’est aussi une manière de faire une proposition de cinéma qui sort des sentiers battus. On avait envie que ce conte fasse voyager en réservant des surprises, dans les lieux, les couleurs et le jeu. Un peu comme quand on tourne les pages d’un livre, on se laisse aller à la sensation, à l’émotion et pas au réalisme du récit qui avance. Il y a des "jump cuts", des sauts temporels et spatiaux particuliers que je trouve intéressants parce que c’est une proposition de cinéma que je n’avais pas eue depuis longtemps et qui oblige à réfléchir et à se repositionner sur la fabrication du plan : qu’est-ce qu’on veut raconter, dans l’idée de l’évocation originale et presque fantaisiste, voire fantastique, du récit ?

Les boîtes à personnages
On n’avait pas envie d’être totalement dans un cinéma à la Guitry avec uniquement les feuilles de décors, donc il y a beaucoup de plans avec des plafonds dans le champ, pour enfermer les personnages dans leur boîte. C’était important. Ça a nécessité une structure un peu lourde pour pouvoir ôter ou remettre le plafond à volonté, d’où une technologie de lumière double, puisque je pouvais éclairer à partir des feuilles de décor ou au contraire, quand le plafond était descendu, éclairer à partir du décor de la chambre, comme en décor naturel.
Dans la même idée, Christophe avait envie de filmer les personnages vus du haut, comme dans des boîtes. Il avait été très impressionné par les expérimentations de Resnais, notamment certains plans de Mon oncle d’Amérique. En studio, il a fallu trouver des solutions pour faire des travellings de douze à quinze mètres en plongée complète. Le décor était trop petit pour une grue, le drone aurait été possible mais trop de vent, donc le seul outil qui pouvait faire ces plans était le Cablecam de XD Motion, beaucoup utilisé dans le sport et dans les films d’action : la caméra est sur une tête télécommandée qui évolue sur des câbles tendus au-dessus du décor. C’est un outil très particulier qui assume très clairement le studio, et ça amène l’idée de personnages en situation d’expérimentation émotionnelle. Ça correspondait à un moment du scénario où les personnages s’interrogent mutuellement et les plans fonctionnent bien.


L’argentique
Je ne me suis pas posé la question. Le 35 mm est plus cher, oui, si on tourne 200 000 mètres de pellicule et si on a trois caméras, trois séries et trois zooms, c’est sûr ! Mais Christophe est un cinéaste de la mesure et je la partage avec lui. Il peut faire jusqu’à quatre prises de temps en temps et c’est assez souvent la première qui est montée. Le support correspond à notre manière de travailler : le calme et la concentration sur le plateau, le moment sacré du moteur, la manière dont les gens abordent leur travail, qui tend vers la fabrication du plan, et ça donne au film, mais aussi à la manière dont on le fabrique, une couleur vraiment particulière. D’un point de vue artistique, le plaisir du 35 mm vient de sa texture, sa matière, par rapport à la peau, aux personnages. La grosse différence c’est évidemment la sensibilité : je me retrouve en studio en Kodak 5219 à 320 ISO, donc pratiquement deux diaphs plus dense par rapport à des capteurs numériques de l’ordre de 1 200 à 1 600 ISO. Ça change les outils, le temps de travail et la façon dont on aborde la profondeur de champ. Mais comme ça correspond à l’arrivée de sources LEDs qui sont aussi puissantes que certaines sources plus classiques de type Fresnel, mais ne consomment que très peu, sont facilement maniables et très riches en couleurs, je n’ai pas souffert de ces deux diaphs en moins.

Visages
Camille Cotin et Chiara Mastroianni sont les personnages principaux, avec Benjamin Biolay et Vincent Lacoste. C’est un film de femmes, un film de peaux assez proches des visages et des personnages. Les focales allaient du 25 mm au 35 mm, peu de longues focales sauf pour quelques points de vue depuis les fenêtres sur les décors d’en face. On avait envie d’être organique dans le regard, le texte, les personnages, ce qui est assez souvent le rapport qu’a Christophe avec ses personnages, donc j’ai choisi des optiques doux et ronds, les Leica Summilux.

Photo : Jean-Louis Fernandez


Le film se situe dans le regard d’une femme qui se penche sur son passé, ses échecs et ses bonheurs : on ne voulait pas rendre ce regard dramatique et dur donc les sources sont douces, très difficiles à canaliser pour ne pas trop éclairer le décor et paraître trop théâtral. Cette douceur permet une grande bienveillance pour ces personnages filmés avec beaucoup d’amour et… d’humour.

Deux fins
On a fait deux fins. Voilà. [rires]. Je sais laquelle est montée mais je ne peux pas en parler évidemment ! On s’est beaucoup posé la question parce qu’on a tourné plutôt dans l’ordre, donc la fin a été tournée à la fin et le film a pris sa couleur pendant le tournage. On s’est un peu éloigné de ce qu’on s’était dit au départ, même artistiquement, sur les contrastes, le côté très lumineux, parce que le film, qu’on pensait très léger, est devenu plus grave, et la partie plus grave s’est avérée plus légère. Presque comme un film flottant, non pas comme du filmage automatique mais parce qu’on se laissait inspirer. On est dans un décor pendant cinq semaines, inventons des choses qui ne sont pas nécessairement écrites dans le scénario, laissons-nous porter par ce que l’espace et les acteurs peuvent donner.

(Propos recueillis par François Reumont, retranscrits et mis en forme par Hélène de Roux, pour l’AFC)

Dans le portfolio ci-dessous, des photos de plateau et de tournage du film.

Chambre 212
Production : Philippe Martin et David Thion
Décors : Stéphane Taillasson
Costumes : Olivier Beriot