Festival de Cannes 2024

Victor Seguin, AFC, revient sur les choix techniques et artistiques pour"Niki", de Céline Sallette

Par Jean-François Hensgens, AFC, SBC

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Niki, biopic sur Niki de Saint Phalle, présenté dans la sélection Un Certain Regard, est la première réalisation de la comédienne Céline Sallette. Dans cet entretien croisé, le chef opérateur du film, Victor Seguin, AFC, répond aux questions de son confrère Jean-François Hensgens, AFC, SBC.

Jean-François Hensgens : Bravo pour ton travail sur Niki. J’ai pensé, en le voyant au film, Les Intranquilles, que j’ai tourné avec Joachim Lafosse en 2020. Il retrace aussi le parcours d’un peintre aux prises avec la maladie mentale, mais l’approche est très différente. Le film était en partie inspiré de l’enfance de Joachim mais aussi de la vie de Gérard Garouste qui a volontiers accepté de travailler avec Joachim Lafosse pour préparer le film. Y-a-t il eu une collaboration avec la famille de Niki de Saint Phalle pour Niki  ?

Victor Seguin : Non, les ayants droit de Niki de Saint Phalle ont tendance à éviter sa représentation ou celle de sont œuvre. Et il était probable dès le démarrage du projet qu’on ne pourrait pas montrer son œuvre ou même reproduire les images iconiques de l’artiste au travail. Mais ça n’était pas dramatique car ça ne remettait pas en cause la fabrication du film. Niki parcourt les dix années qui précèdent les tirs et les œuvres connues et traite plutôt de l’émergence de sa démarche en traversant le milieu artistique de l’époque et la ré-émergence de souvenirs traumatiques de son enfance.
Par ailleurs, en démarrant ce projet, Céline Salette avait l’idée de se donner des règles et des contraintes fortes pour guider la mise en scène du film. Le fait de ne pas voir les œuvres s’est finalement révélé comme une contrainte culottée et plutôt intéressante, mais une contrainte parmi d’autres.

Céline Salette et Charlotte Le Bon - Photo Victor Seguin
Céline Salette et Charlotte Le Bon
Photo Victor Seguin


Quand je l’ai rencontrée elle m’a dit : « Je veux tourner avec une petite équipe, sans lumière, sans machinerie, sans maquillage, sans scripte… ». Elle avait bien sûr une expérience du plateau du point de vue de l’actrice et toute l’organisation du tournage lui semblait trop lourde et entravante. Son tournage avec Philippe Garrel en petite équipe lui avait donné un sentiment plus spontané et créatif.

Xavier Sentenac, chef électricien, et Victor Seguin - Photo Arthur Hervé-Lenhardt
Xavier Sentenac, chef électricien, et Victor Seguin
Photo Arthur Hervé-Lenhardt


Il s’agissait quand même de tourner un film d’époque, avec beaucoup de décors et de comédiens, dans le temps d’un plan de travail assez classique. Il nous a donc fallu trouver le bon équilibre avec Céline et la directrice de production pour faire au plus simple sans que le manque d’effectif ne nous ralentisse. Les acteurs se maquillaient eux-mêmes, comme dans une troupe de théâtre. J’ai gardé deux électriciens mais nous avons principalement travaillé à diffuser et refléter la lumière naturelle ou praticable. La caméra était sur un pied et nous nous sommes passés de machiniste. Le cadre était donc fixe et on panotait si nécessaire. Cette dernière contrainte trouvait bien sa logique dans la thématique picturale du film.

JFH : Est-ce qu’il y a l’idée que les plans du film se substituent aux œuvres elles-mêmes ?

VS : C’est difficile d’évoquer les "Nanas" ou les "Tirs" de Niki de Saint Phalle simplement par le cadre et ses œuvres picturales des débuts sont assez méconnues. Cette contrainte de ne pas montrer les œuvres nous a plutôt amenés à l’idée que la caméra vient se placer dans le point de vue de l’œuvre sur Niki. Comme si son œuvre future portait un regard sur elle, l’appelait. C’est aussi le mouvement que créent les scènes de flash-back, à la fois ré-émergence du passé enfoui et émergence de son œuvre à venir.

JFH : Sur Les Intranquilles la caméra est très en mouvement, à l’épaule. La réflexion à la caméra est axée sur la fébrilité du personnage, très nerveuse à certains moments et presque endormie à d’autres. La faible profondeur de champ vient isoler le personnage de Leïla Bekhti dans sa paranoïa. Je me projetais sur ce qu’elle ressentait.

Capture d’écran


VS : La faible profondeur de champ amène d’une autre manière la thématique picturale et celle de la folie. Et la caméra à l’épaule est vraiment comme une danse entre les acteurs et la caméra ensemble.

JFH : Oui, c’est vraiment le cinéma de Lafosse. C’est ce qu’il a envie de creuser, moi aussi.

VS : L’approche de Céline était inverse. L’idée était de donner une place aux acteurs et de s’effacer. C’est une approche opposée, mais dans les deux cas, c’est l’acteur qui est au centre.

JFH : Tu penses que ça vient de son expérience d’actrice ?

VS : Oui et peut-être d’une certaine méfiance pour la lourdeur que peut représenter la technique. Mais notre système était assez souple tout de même. Parce que l’équipe était petite, que Charlotte Le Bon est aussi réalisatrice, que Jean-Pierre Duret (l’ingénieur du son) portait un regard attentif sur le travail de Céline qui lui donnait toute sa confiance en retour et que tout le monde était très appliqué et bienveillant. Les discussions de découpage, de lumière, de déco, le maquillage, par exemple, circulaient facilement dans cette petite équipe.

Capture d’écran


JFH : La direction artistique semble très élaborée. Quelle a été votre réflexion en amont ?

VS : J’aime bien essayer de trouver une règle à respecter concernant l’usage des couleurs.
Souvent elle vole rapidement en éclat, mais il en reste toujours quelque chose. Ici, nous avions les couleurs de l’œuvre de Niki de Saint Phalle, celles de ses "Tirs" et de ses "Nanas". Des couleurs très saturées : rouge, vert, bleu ciel, bleu nuit, rose, jaune et orange. Il y avait des images des années cinquante que Céline avait regroupées dans un mood board pour illustrer son scénario, des couleurs un peu passées, pastel ou noires et blanches. Et puis il y avait ces flashbacks ou cauchemars qui ponctuent le film et font remonter à la mémoire du personnage l’inceste qu’elle a subi et la plonge dans un état de folie qu’elle combat en se mettant à créer. On s’est alors dit que ces cauchemars allaient chacun faire surgir les couleurs dans le film. Comme si le processus de recouvrement de la mémoire la révélait à son œuvre à venir et à ses couleurs. Une fois toutes les couleurs réunies, Niki aurait trouvé sa voie et la force d’affronter son traumatisme d’enfant.
Céline voulait aussi un traitement visuel particulier pour ces flashbacks. J’ai essayé différentes choses, des étalonnages différents, des filtres, des miroirs déformants, des prismes… Et pendant ces essais j’ai aussi utilisé un de ces petits nuanciers de gélatine pour apporter des touches de couleurs, des reflets, des déformations à l’image. C’est finalement cette idée rudimentaire qui s’est révélée la plus intéressante visuellement. Efficace et un peu artisanale.

JFH : Ce travail en temps réel, ça me fait penser à ce que m’avait dit Berto sur Le Scaphandre et le papillon où il avait joué les paupières du personnage qui se ferment en mettant ses doigts devant l’objectif. Un côté cinéma de Méliès, très bricolé, artisanal.

VS : Oui, je pense que ça convenait bien à Céline, à son idée de petite équipe, de faire les choses ensemble, sur le plateau.

Capture d’écran


JFH : Et comment avez-vous choisi ce ratio de cadre 1,5:1 ?

VS : Il n’y avait pas d’évidence. C’était à la fois un film de groupe où l’on pourrait utiliser la largeur de l’écran et un film d’enfermement où un format plus carré pourrait aider à "étouffer" le personnage dans le cadre. Céline avait préparé un grand mood board où elle associait à chaque scène des photos qui documentaient l’époque et le personnage. Je me suis dit que c’était un point de départ important, ces photos. La photo est vraiment le médium du souvenir, dans la société ou en famille. Comme le film a beaucoup à voir avec le souvenir, le format courant des photos 24x36 pouvait être intéressant. C’est une idée un peu naïve. On aurait pu justifier ça autrement, mais c’est le cheminement que nous avons fait.

Capture d’écran


JFH : Pour moi le format un peu carré renvoie au sentiment d’enfermement. Tout le film raconte ça, la famille, l’hôpital et le cadre contraint le personnage.

VS : C’est vrai que ça doit aider. Mais tu as tourné Les Intranquilles en Scope et on a ce sentiment d’enfermement, par d’autres procédés : la faible profondeur de champ et la caméra qui ne lâche pas les personnages. J’ai toujours un petit sentiment d’arbitraire au moment de choisir le ratio. Ça ne raconte rien en soi, mais ça peut aider à raconter.

JFH : J’ai vu au générique que tu avais étalonné le film. Je suis un peu plus âgé que toi et j’ai l’impression que tu es d’une génération qui met plus les mains dans le cambouis avec ces outils. Comment te sers-tu de cette faculté ?

VS : J’ai appris à utiliser Resolve en faisant des courts métrages où on ne pouvait pas espérer beaucoup de services des labos. Sur les longs il y a rarement la possibilité d’avoir un DIT et les producteurs ne comprennent plus l’intérêt d’avoir les rushes étalonnés. J’ai donc pris l’habitude de récupérer les rushes de chaque journée de tournage pour étalonner moi-même au quotidien.
Effectivement, je ne suis pas le seul à le faire. Ça comble vraiment un besoin que les productions ne veulent plus prendre en charge.
Cette routine me permet d’avoir un regard au quotidien sur mon travail, de livrer au montage des rushes avec une intention visuelle plus précise et plus poussée. Réalisatrice, monteuse, producteur, distributeur… tout le monde est content de voir des versions de montage avec une image correcte. C’est très difficile de revenir en arrière sur ce que l’on a fait au tournage au moment de l’étalonnage final du film. Les réalisateurs apprennent à aimer leur film avec ces images et c’est une violence de tout chambouler à la fin.

JFH : J’ai réalisé un film et au bout de trois jours d’étalonnage Richard Deusy, avec qui j’ai l’habitude de travailler, m’a dit : « Il faut que tu oublies sinon on est coincé ! » et pourtant j’avais fait la photo et je connais bien le processus. C’est pareil pour les musiques qu’on utilise au montage.

VS : L’étalonnage est devenu tellement important, c’est aussi une manière de prendre en main ses outils et d’avoir un rapport très direct à mon travail à l’image. Il y a une intuition du tournage qui est souvent bonne. Une logique du film que l’on a du mal à trouver avec autant de justesse six mois après.
La postproduction de Niki a été un peu chaotique sur la fin et je n’arrivais plus à trouver d’étalonneur avec qui je voulais travailler pour finir le film sur des dates complètement éparpillées.
J’ai décidé d’essayer de le faire moi-même. Céline me faisait confiance et ça prolongeait cette idée du tournage en petite équipe et d’un rapport plus direct à la fabrication. C’était la première fois que je le faisais. Mais après avoir essayé plein de choses, on est revenu assez près de ce que j’avais fait au moment de ce pré-étalonnage. C’était une expérience intéressante mais je ne suis pas certain que ça ait amené grand chose de plus pour le film. J’étais content de retrouver un bon étalonneur sur le film suivant.

JFH : Les étalonneurs sont des partenaires importants. J’aime bien cette idée que quelqu’un vienne réinterpréter le film. J’ai fait un certain nombre de films et je n’ai que deux ou trois fois pu avoir un DIT. Donc c’est hyper important de doser le niveau de look de ta LUT de tournage. Aller un peu loin parce que ce sera plus facile de freiner plutôt que d’en rajouter à l’étalonnage. Mais si tu pars avec une LUT un peu trop verte et que les rushes ne sont pas étalonnés, le réalisateur voit ça pendant tout le montage. Quand on arrive à l’étalonnage on remet tout à zéro et le réalisateur voit tout rose.
Aujourd’hui on a à peine la possibilité d’élaborer ces LUTs en préparation. Les productions ne veulent pas mettre les moyens. Avec les outils d’aujourd’hui c’est intéressant de pouvoir s’autonomiser comme tu le fais.

Capture d’écran


Screenshot


VS : C’est vrai que souvent on prépare des LUTs avec des images un peu abstraites qu’on a tournées chez un loueur ou au mieux sur un décor important du film et on passe une demie-journée avec un étalonneur. Si on n’a pas trouvé ce que l’on veut à la fin de cette demie-journée on est coincé pour tout le tournage.

JFH : Quand j’ai fait le film de Daniel Auteuil, qui sera projeté à Cannes, j’ai appliqué un look très fort pour qu’il s’habitue et j’ai texturé beaucoup dans la caméra avec l’Alexa 35. Mais la compression DNx36 des rushes pour le montage lissait toute la texture. Depuis, je bataille pour qu’on envoie les rushes au montage en DNx115.

VS : J’ai eu le même problème sur Niki. J’avais préparé une belle texture "vintage" avec un peu de grain et des effets de hallation. Céline a vu ça sur des petits écrans pendant des mois ou alors compressé en projection. Elle a vraiment découvert à l’étalonnage que le film avait une texture et une résolution assez fine. Finalement la texture ajoutée sur les rushes la dérangeait. Elle trouvait que le petit flou que génère le grain et la diffusion la mettaient à distance de ses acteurs. On a gardé une image un peu plus brute du tournage quitte à avoir un effet un peu vidéo par moments. J’avais utilisé la Sony Venice à 2 500 ISO et des optiques vintage donc le film n’est pas lisse pour autant.

Capture d’écran


JFH : Quelles optiques as-tu utilisées ?

VS : On a tourné avec la série PVintage de Panavision. J’aime la manière qu’ont les optiques Panavision de mettre naturellement en valeur les acteurs. Sans lumière (ou presque) il fallait avoir des outils qui aident naturellement. C’est une série qui est prévue pour un capteur Super 35 et on a tourné en Full Frame avec la Venice pour utiliser les flous étranges du bord des optiques.

(Entretien réalisé par Jean-François Hensgens, AFC, SBC, pour l’AFC)