Entretien avec Grimm Vandekerckhove, prix Robby Müller 2024

Contre-Champ AFC n°351

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Le Festival international du film de Rotterdam, en association avec la NSC (Association néerlandaise des directeurs de la photographie), célèbre chaque année la mémoire du grand directeur de la photo Robby Müller en décernant le prix qui porte son nom à un cinéaste en devenir. Après Diego Garcia (directeur de la photo mexicain ayant notamment signé avec Darius Khondji, AFC, ASC, la série "Too Old to Die Young"), en 2020, ou Hélène Louvart, AFC, en 2023, c’est au tour cette année du directeur de la photo belge Grimm Vandekerckhove d’être honoré. On revient avec lui sur cette récompense, et sur son travail notamment avec le réalisateur belge Bas Devos pour lequel il a notamment signé l’image de deux films (Ghost Tropic, en 2019, et Here, en 2023). (FR)

Quelle est votre réaction à l’obtention de ce prix ?

Grimm Vandekerckhove : C’était tout à fait inattendu ! C’est vrai qu’une distinction non compétitive est plutôt réservée aux cinéastes avec beaucoup d’expérience, et une longue filmographie derrière eux. Là, c’est tout à fait différent. Pas vraiment la fin de quelque chose mais l’impression de se retrouver à une sorte de croisement, au début d’un nouveau chemin... C’est aussi un peu comme une tape amicale sur l’épaule pour m’encourager face à la suite, notamment par rapport aux choix que j’ai pu faire jusqu’alors dans ma carrière. Vous savez, choisir un projet plutôt qu’un autre, c’est vraiment parfois quelque chose de compliqué. À l’heure où les plates-formes produisent à tour de bras, et où les opportunités de travail séduisantes peuvent se multiplier, c’est parfois facile de prendre une route peut-être plus rapide. Mais j’ai toujours essayé depuis mes débuts de placer la connexion personnelle avec le projet au centre de la décision, tout comme ma relation avec le metteur en scène. C’est aussi une manière d’affirmer ma relation au cinéma, et à ce que j’aime voir en salle. Définitivement pas le chemin le plus facile, c’est pour cette raison que cette distinction fait très chaud au cœur.

Robby Müller, c’est quelqu’un qui compte pour vous ?

GV : Bien sûr, Robby Müller a très tôt fait partie de mes modèles depuis mes études de cinéma. En fait, vous vous apercevez qu’avant même rentrer dans le détail de comment est fait un film, avant même de savoir ce que c’est qu’un directeur de la photographie, il y a des films qui vous interpellent et ce n’est que plus tard que vous découvrez les noms des gens qui étaient derrière ces images. Donc bien sûr, Robby Müller... mais aussi des cinéastes comme Harris Savides ou Bruno Nuytten... C’est là, tout d’un coup, que vous commencez à faire des liens entre ces films, ces images, et toutes ces signatures visuelles qui vous interpellent.

Grimm Vandekerckhove sur le tournage de "Here" - Photo Eric De Cnodder
Grimm Vandekerckhove sur le tournage de "Here"
Photo Eric De Cnodder
Grimm Vandekerckhove - Photo Eric De Cnodder
Grimm Vandekerckhove
Photo Eric De Cnodder

Vous parliez de l’importance du choix des projets, qu’est-ce qui fait pencher la balance pour vous ?

GV : Le processus est très variable. Parfois ça m’arrive de lire le script et de ne pas être vraiment convaincu. Et puis je rencontre le réalisateur, et c’est lui qui soudain me donne envie de faire le film.
Avec Bas par exemple, ses scenarii sont très courts. Ils ne font pas, par exemple, les 90 pages réglementaires. Je peux très bien me retrouver avec un document d’une vingtaine ou d’une quarantaine de pages au maximum au début du tournage. Mais ces scripts ont tellement de feeling et de poésie qui m’interpelle et qui me permet de me projeter dans le film.
Si bien que je me reconnais tellement dans sa façon d’écrire ! Et puis Here est notre deuxième long métrage ensemble, même presque notre troisième, puisque j’avais déjà participé à son premier film Violet pour quelques retakes.

Bas Devos - Photo Eric De Cnodder
Bas Devos
Photo Eric De Cnodder
Sur le tournage de "Here" - Photo Eric De Cnodder
Sur le tournage de "Here"
Photo Eric De Cnodder

Ce qui est évident avec le cinéma de Bas Devos, c’est que ses films prennent leur temps...

GV : La relation entre le cinéma et le temps est évidente. Et pour Bas, l’enjeu de découpage repose surtout sur le regard porté. Un regard différent, original sur ce qui se passe devant la caméra.
Il n’est pas rare, par exemple, de partir sur un plan-séquence... Et en général deux à trois plans maximum suffisent à l’échelle d’une scène. C’est en tout cas une démarche très différente du cinéma actuel, comme celui qui nous vient de Hollywood, avec une multiplication des plans et des axes qui contribue en quelque sorte à cacher les choses avec l’aide du montage. Tenter de s’affranchir de ce genre d’effet, si en tant que spectateur vous êtes ouvert à ça, je pense que ça vous permet de vous impliquer encore plus dans le récit. Ça vous permet aussi de regarder différemment les choses qu’on vous présente, et aller chercher par vous-même des petites choses dans l’image plutôt que d’être guidé automatiquement par le découpage. Bien sûr, ça dépend du projet, et l’énergie même à l’intérieur d’un plan unique peut être très différente d’un film à l’autre, par exemple...

Certains directeurs de la photo, à l’instar de Bruno Delbonnel, AFC, ASC, défendent souvent l’analogie entre leur métier et celui de la composition musicale pour un film... Le cinéma n’est-il au fond qu’une question de rythme ?

GV : On ne peut être seul responsable en tant que directeur de la photo du rythme d’un film. Le montage est forcément le plus grand contributeur. Bien sûr, on pousse les choses dans une certaine direction au tournage, en limitant par exemple le nombre de plans sur chaque scène, mais il y a toujours une part de surprise, et de choses qu’on n’avait pas vraiment prévues qui apparaissent en postproduction.
Et c’est tellement agréable d’être surpris ! De voir soudain les choses s’assembler dans une tout autre manière de celle que vous aviez pu la concevoir ou l’imaginer. C’est vraiment la particularité du cinéma où on travaille en équipe. Et ce genre de prix qu’on attribue à l’image d’un film devrait être partagé avec la mise en scène, le compositeur, les comédiens et tout le reste de l’équipe technique au fond. Je sais que ça fait un peu cliché de rappeler çà mais c’est tellement vrai. Rien n’est jamais prévu à 100 % à l’avance sur un film, et c’est l’apport successif de chacun qui construit le succès de l’œuvre.

Here est aussi un film qui fait la part belle aux lieux autant qu’aux personnages... Êtes-vous un directeur de la photo qui préfère filmer les décors ou les comédiens ?

GV : Le sujet du film, la relation des personnages avec la ville, la nature, par exemple, impose d’une certaine manière que les lieux aient tant d’importance à l’image. Si on prend l’ouverture, avec ses très longs plans sur le chantier par exemple, c’est très clair qu’il faut attendre de longues minutes avant de découvrir les personnages. Plus tard, l’apparition de la nature, avec le personnage de Shuxiu, devient aussi capitale dans l’intrigue. Mais le fond du film reste une histoire d’amour, une histoire très simple avec peu de conflits dramatiques, une grande part laissée à la poésie, à l’observation. C’est aussi pour ça qu’au-delà des lieux choisis, la situation temporelle de chaque scène joue aussi beaucoup. La cantine de l’hôpital, par exemple, est fermée, et on ne voit absolument personne en dehors des protagonistes dans cette scène de dialogue... Dans cette scène, en utilisant la nuit, on donne un ton mais sans forcément pousser les choses à l’image. En restant très humble et proche de la réalité. C’est exactement ce que je décrivais dans cet enjeu de porter le regard de manière différente sur le monde. Laisser au spectateur le temps de changer son point de vue, de s’installer dans chaque scène, et découvrir peu à peu les personnages.
C’est cette relation particulière entre les plans larges des lieux et les gros plans des comédiens qui créent finalement le style du film. Difficile donc de choisir entre les deux !

Scène d'immeuble de nuit sur "Here"
Scène d’immeuble de nuit sur "Here"
Scène de nature sur "Here"
Scène de nature sur "Here"
Scène de cantine d'hôpital sur "Here"
Scène de cantine d’hôpital sur "Here"
Scène de restaurant sur "Here"
Scène de restaurant sur "Here"

Comment avez-vous tourné le film ?

GV : Le film a été tourné intégralement en Super 16. Bien que nous ayons fait des tests en préparation en numérique, on n’arrivait pas à retrouver le rendu du 16 mm dans ces conditions. Tout devenait soudain trop réel, trop dur, et sans ce côté organique qu’offre la pellicule. Et puis il y a cette espèce de douceur et à la fois de piqué incroyable dans l’image, si particulière. Très différent du Full Frame actuel en numérique, où vous perdez toute notion de l’arrière-plan. En Super 16, les fonds restent vraiment lisibles, mais plus doux...
Pour maintenir un maximum de piqué dans cette image très douce, j’ai choisi d’équiper la caméra d’objectifs 35 mm Master Prime Arri. Utiliser, par exemple, des optiques d’époque Super 16 me semblait beaucoup trop dégrader le point et partir dans un effet trop stylisé. Enfin, le choix de l’aspect (un 4/3 légèrement plus carré) s’est décidé en prenant compte surtout des gros plans, en laissant moins d’air à gauche à droite et en se concentrant sur le visage des comédiens. J’ai l’impression qu’avec ce format, on reste dans l’intime sans être obligé d’être trop près d’eux. Et puis contre toute attente, c’est aussi un format qui se prête très bien au plan large dans la ville. On a beaucoup de hauteur, le point est très généreux dans la profondeur avec le 16 et c’est très utile pour les lieux. Comme vous voyez, je ne prends pas partie entre les lieux et les visages !

C’est au milieu du film que les deux personnages principaux se rencontrent... Une scène très importante qui se déroule à la nuit tombée, dans la boutique d’un traiteur chinois.

GV : L’enjeu pour ce moment était de trouver la bonne distance pour aligner les plans, sachant que, là encore, l’ensemble de la scène est couverte sur trois plans. C’est la rencontre entre les deux personnages, il y a une certaine timidité, entre ces deux-là qui sont à ce stade de l’histoire des étrangers l’un pour l’autre. Le comptoir dans lequel sont entreposés les plats joue un rôle important, en instaurant cette espèce de distance et cet obstacle naturel à leur première rencontre. Vous noterez aussi que c’est l’un des premiers champs-contre-champs du film, Bas étant absolument allergique à cette forme très classique de découpage ! Pourtant, à ce moment-là du film, le champ-contre-champ nous a semblé juste dans le ton et dans la simplicité de la scène. En revanche, il n’y a pas d’autre valeur que ces deux plans, pas de gros plans par exemple. L’idée est juste de montrer qu’une relation peut commencer dans cet échange un peu emprunté. Mais absolument de rien souligner à l’image.

Et la pluie qui bat sur la vitrine...

GV : Oui, ça, c’était un autre enjeu. La pluie est au cœur de la scène, puisque c’est elle qui rapproche les deux personnages, chacun trempé. Mais refaire la pluie sur un film aussi fauché, c’est une vraie décision artistique de production. Si je me souviens bien on a commencé par le plan large extérieur pour exploiter la lumière de ce début de soirée avec les rampes à pluie. Ensuite on est passé à l’axe sur lui, avec la découverte. Le plus compliqué, pour trouver le bon équilibre de lumière entre l’intérieur et cet extérieur de nuit tombante, avec encore la pluie artificielle. Enfin on a filmé le plan sur elle, avec la découverte de la cuisine en arrière-plan où officie sa tante.

Qu’avez-vous appris sur ce film ?

GV : C’est vrai qu’on apprend toujours plein de choses sur chaque film, mais je me rends compte que j’ai du mal à les mettre en pratique sur le suivant tout simplement parce que le temps passe entre chaque projet... et je finis par oublier ! La seule chose que je peux vous raconter, et dont je me souviens parfaitement sur Here, c’est qu’au bout de la première semaine de tournage, le retour vidéo de la caméra est tombé en panne. On a donc dû le démonter et l’envoyer à réparer, mais ça a pris presque deux semaines avant qu’on ne le récupère. On a donc tourné dans cet intervalle de temps vraiment à l’ancienne, sans retour vidéo. Je me souviens que chacun devait venir se mettre à l’œilleton pour voir le cadre... c’était assez incroyable et je dirais même presque agréable la première semaine. Et puis au bout d’un moment je dois reconnaître qu’on avait hâte de récupérer le retour ! Ça fait réfléchir sur l’évolution qu’ont connue les relations dans l’équipe de tournage depuis toutes ces années...

Grimm Vandekerckhove, à la caméra, sur le tournage d'un plan en long travelling - Photo Eric De Cnodder
Grimm Vandekerckhove, à la caméra, sur le tournage d’un plan en long travelling
Photo Eric De Cnodder

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)