La grève déclenchée lundi par 12 000 auteurs touche déjà les talk-shows et les séries télé. Et inquiète les studios de cinéma.

Scénario noir pour la télé américaine

par Isabelle Duriez

Libération, 7 novembre 2007 (correspondance à New York)

Les Américains qui ont besoin d’une bonne tranche de rire pour se détendre avant d’aller se coucher vont avoir du mal à s’endormir ces jours-ci. Leurs talk-shows préférés du soir, sortes de one man shows entrecoupés d’interviews de stars, ont tous été remplacés par des rediffusions dès lundi soir, premier jour de la grève des scénaristes de télévision et de cinéma.

Plus de 12 000 d’entre eux ont posé leurs stylos à Hollywood et à New York. Mais c’est sur le petit écran que l’effet s’est immédiatement fait sentir. Au lieu de voir, à 23 heures, Jon Stewart commenter l’actualité du jour dans le Daily Show, un faux journal redoutable enregistré en public, ses fidèles se sont retrouvés face à une rediffusion consacrée au dernier débat des candidats démocrates. Hilarant, mais déjà vu. Pareil à 23h30 pour le Colbert Report de Steven Colbert, le Late Show avec David Letterman et le Tonight Show avec Jay Leno. Tous enregistrés à New York, sauf le dernier, tourné à Los Angeles.

Au lieu de se creuser la tête pour trouver les bons mots pour l’émission du soir, les scénaristes du Daily Show étaient lundi dans la rue. Ou plutôt sur le trottoir, devant les studios de NBC-Universal au Rockefeller Center, tournant en rond avec 70 collègues et encerclés de barrières métalliques. Au-dessus de leurs têtes, une forêt de pancartes « En grève » signées Writers Guild of America, le puissant syndicat des auteurs américains. « On écrit 80 % de l’émission en réagissant à l’actualité. Alors si nous sommes en grève, il n’y a pas d’émission », explique Jason Ross, scénariste du Daily Show depuis cinq ans. « Jon Stewart est à fond derrière nous. Mais nous sommes tous déçus d’avoir à en venir là. » Jason Ross n’avait jamais fait grève et, comme les autres, il n’ose pas trop reprendre le slogan lancé par le syndicat : « Pas de contrat, pas d’émission. » « On est des écrivains », dit-il, comme pour s’excuser.

Free-lances
Il n’empêche, tous ces artistes en jean et sweat à capuches, avec leurs lunettes trendy et leur sac en bandoulière, sont prêts à ne pas travailler et à ne rien toucher pendant des semaines pour faire plier les studios de cinéma et les grandes chaînes de télé. Tous font référence à leur dernière grande grève, en 1988, qui a duré cinq mois et coûté 500 millions de dollars à Hollywood. « Ça va être dur, parce que nombre d’entre nous sont des free-lances et le syndicat nous interdit d’écrire une ligne », explique Liz Tuccillo, soulagée d’avoir mis le point final au scénario d’un film juste avant la grève. « Mais la dernière fois, on s’est vraiment fait avoir. »

Elle en sait quelque chose. A l’époque, les droits d’auteur avaient été négociés pour les cassettes vidéo. Aujourd’hui, « les studios sortent les séries en DVD dès la fin de la première saison et se font un max de profit dessus, explique-t-elle. Nous ne touchons que 4 cents par DVD. On demande le double, ce n’est pas grand-chose ». Elle estime avoir perdu des dizaines de milliers de dollars sur les dix dernières années. Liz Tuccillo a en effet participé à l’écriture de l’une des séries les plus regardées au monde : Sex and the City. « Il ne s’agit pas seulement des DVD, nos œuvres sont diffusées sur Internet, téléchargeables sur les iPods ou sur les téléphones portables, et nous, nous ne touchons rien », explique, très remonté, Adam Brooks, scénariste du deuxième Bridget Jones. « S’ils veulent les diffuser encore et encore, ils doivent nous payer. » Les studios avancent l’argument que ces médias sont encore trop nouveaux pour savoir combien ils vont rapporter. « On demande un pourcentage. S’ils ne gagnent rien, on gagne un pourcentage de rien. »

Projets abandonnés
Dans ce haut lieu touristique qu’est le Rockfeller Center, à quelques mètres de la patinoire, les visiteurs regardent à peine les manifestants, plumes de l’ombre derrière leurs stars. « Nous écrivons vos sitcoms, shows du soir, séries, films préférés et davantage encore. Les studios et chaînes se font des millions de dollars sur ce que nous créons. Tout ce que nous voulons est une part juste », explique un tract distribué aux passants indifférents. Mais si la grève se poursuit, les effets seront impossibles à ignorer. Quelques séries sont déjà suspendues, comme The Office et 30 Rocks. Puis ce sera au tour des soap-opéras, écrits seulement un mois à l’avance, de disparaître du petit écran. La plupart des grandes séries ont de quoi tenir jusqu’en janvier, voire février si les chaînes ont recours aux rediffusions. Mais Desperate Housewives et 24 Heures chrono n’ont que neuf épisodes d’avance, Lost n’en a que huit.

L’écran ne sera pas noir pour autant. Les cases seront remplies par des émissions de télé-réalité et de variétés. Comme les scénaristes, les chaînes se préparent au pire. Plusieurs projets ont été repoussés ou abandonnés. L’un d’eux, la série The Philanthropist – histoire d’un millionnaire voyageur –, venait d’être approuvé par NBC. « Mercredi dernier », précisent ses producteurs-scénaristes, tous les deux sur le piquet de grève aux pieds du siège de la chaîne. « Ils nous ont commandé douze épisodes, mais rien n’est écrit », explique Brad Winters. « Nous risquons de tout perdre juste au moment où nous avons enfin le feu vert », ajoute Jorge Zamacona. « Mais c’est notre avenir qui est en jeu, et celui de la prochaine génération de scénaristes. »

Libération, édition du mercredi 7 novembre 2007