Simon Duggan, ACS, ASC, revient sur le tournage de "Furiosa", de George Miller

"Shakespeare Down Under", par François Reumont

Contre-Champ AFC n°355

[ English ] [ français ]

Présenté lors d’une séance exceptionnelle Hors compétition au tout début du 77e Festival de Cannes, Furiosa, du cinéaste George Miller, vient poser une nouvelle pierre dans l’édifice de la saga Mad Max commencée par lui-même il y a tout juste quarante-cinq ans. S’attachant à la jeunesse du personnage de Furiosa (créé à l’écran par Charlize Theron dans Fury Road, en 2015), ce changement inédit de personnage principal pour la franchise permet au réalisateur australien de féminiser son propos et surtout d’offrir à un duo de comédiens de la nouvelle génération (Anya Taylor Joy et Chris Hemsworth) une opportunité d’interpréter une vraie tragédie de vengeance shakespearienne au milieu de scènes de poursuites apocalyptiques. Un cocktail que Simon Duggan, ACS, ASC, a été chargé de mettre en image, lui aussi nouveau dans la franchise. Il vient nous parler de ce tournage marathon de 109 jours (pour l’équipe principale) effectué durant la période du Covid au cœur du désert australien. (FR)

Ça fait quoi de tourner une pièce de Shakespeare avec des camions géants et des motos qui se poursuivent ?

Simon Duggan : Vous savez, George Miller avait ce scénario et ce personnage sous le bras depuis une dizaine d’années... Et je pense qu’au fur et à mesure que le temps passait, il a réalisé combien sa saga était dans le fond shakespearienne. Peut-être que c’est un peu moins évident sur Fury Road, mais à partir du moment où le feu vert a été donné à Furiosa, je crois qu’il a décidé d’y aller à fond. Et l’alchimie qui s’est produite avec Chris Hemsworth sur le film, la manière dont ce dernier s’est emparé de ce personnage, est vraiment allée dans ce sens. Je me souviens des choses qu’il a pu suggérer à George au sujet de Dementus, comme notamment cette relation au fond très proche qui le lie à Furiosa, dépassant ce qu’on peut imaginer au départ.

Capture d’écran d’après la bande-annonce


Comment avez-vous discuté en amont de l’esthétique de ce film ?

SD : En termes d’aspect visuel, il faut reconnaître que beaucoup d’éléments avaient été mis en place dans Fury Road. Par exemple, ces vastes étendues de terres en friche qui s’apparentent à du désert, ou la "Citadelle"gouvernée par Immortan Joe. Et il n’était pas question de les changer. En revanche, Furiosa développe beaucoup plus cet univers visuel, en y rajoutant de nouvelles communautés, et de nouveaux personnages. Les villes satellites de Bullet Town (la fabrique de munitions) ou celle de Gas Town (la réserve de pétrole) ou aussi l’oasis au début d’où la jeune Furiosa est enlevée par les maraudeurs en moto... Tous ces nouveaux lieux nous ont donné l’opportunité d’une approche visuelle inédite, tout en restant dans le ton du film précédent. Garder la ligne visuelle, tout en proposant quelque chose de plus vaste, que ce soit en termes de décor, de personnages et surtout d’amplitude de temps à l’échelle du récit. Ma principale source d’inspiration à l’image a donc été la version monochromatique de Fury Road, qui m’a tout de suite fait penser à l’esthétique du film noir, dans les années 1940 et 50. Et c’est vraiment dans cet esprit qu’on est partis sur ce film, en utilisant souvent des lumières très directives, et en privilégiant, comme c’était le cas à l’époque, les regards, les visages. Lire les yeux des comédiens, c’était notre obsession, surtout avec Anya, dont le regard est vraiment la fenêtre ouverte sur son personnage. On s’est même permis des effets très rétros et assumés, comme ces bandes de lumières très années 1950 sur les yeux, dans la scène où elle s’apprête à faire demi-tour à l’entrée de Bullet Farm.


Pourtant, le film semble plus coloré que la référence couleur de Fury Road...

SD : La grande différence avec Fury Road a été notre lieu tournage principal. En effet, même si George souhaitait à l’origine filmer le chapitre précédent en Australie, il avait dû, pour des raisons de météo, délocaliser son tournage en Namibie. Pour Furiosa, nous nous sommes donc installés dans le désert de Broken Hills, dans les Nouvelles Galles du Sud (la région de Sydney). La tonalité des terres étant finalement beaucoup plus chaude qu’en Namibie, avec des tons plus orange qui, je pense, donnent un peu plus de saturation dans ces dominantes. D’ailleurs, George m’avait confié qu’il avait dû, à l’étalonnage, rajouter de la saturation sur le sable sur Fury Road. Là, ça n’a absolument pas été nécessaire, le décor étant exactement celui pour lequel l’histoire était écrite.

Capture d’écran d’après la bande-annonce


D’un point de vue organisation, le tournage s’est déroulé sur 109 jours pour l’équipe principale, tandis que l’équipe B, qui travaillait en parallèle de nous, a continué encore quelques semaines après (139 jours à la fin). Le tout pendant la période de restriction sanitaire du Covid, avec les mesures que vous avez sûrement connues vous-mêmes... Heureusement, le tournage s’est vraiment bien passé, et l’équipe était merveilleuse. Même si chacun travaillait un peu dans une sorte de bulle de protection.

Comment avez-vous préparé le découpage assez titanesque de cette grande scène centrale de poursuite entre le War Rig (le camion navette) et les motos ?

SD : En préparation, George s’est appuyé sur des prévisualisations très précises, supervisées par le réalisateur deuxième équipe Guy Norris et l’opérateur Alan Hardy. En utilisant le moteur graphique Unreal qui est largement populaire parmi les fabricants de jeux vidéo, ils ont été capables de présenter à l’équipe entière la vision de George, que ce soit en termes de pré-modélisation de décors, d’idées visuelles, de manière de filmer et même de palettes de couleurs finales. C’est une façon très claire d’avancer pour nous, surtout quand on sait qu’on va couvrir une scène si compliquée... La plupart des plans ont été tournés sur une portion d’autoroute désaffectée d’environ 4 km située à proximité de la ville de Hay (Nouvelles-Galles du Sud). Le camion et les cascadeurs passant leur temps à descendre et remonter cette portion de route, moi et Peter McCaffrey (directeur de la photo deuxième équipe) calculant l’orientation du soleil pour avoir le raccord selon les axes.
D’une manière générale, George voulait que la caméra soit toujours en mouvement avec l’action, et souvent en plan-séquence. Très peu de caméras plantées loin en poste d’observation, ou même simplement accrochées aux véhicules de jeu. Pour pouvoir répondre à ses demandes, on a donc fait appel à toute une cohorte d’outils spécialisés, à l’image de la grue remote Edge Arm, installée sur le toit d’une voiture (grâce à l’équipe de Performance Filmworks de Dean Bayley, venue spécialement des États-Unis) qui était gérée par Rob Petrin (technicien Edge Arm) et Brooks Guyer (cadreur). C’est cette grue qui a filmé la plupart des plans autour du camion War Rig, en association avec des buggy caméra tout-terrain ainsi qu’un drone pour les plans aériens. En dehors de cette configuration, on a aussi utilisé quatre modèles de grue Scorpio télescopiques et 2 Steadicams qui étaient surtout dédiés aux plans rapprochés sur les comédiens. Ce qui était aussi assez bien pensé, c’était la manière dont la coordination était gérée avec la deuxième équipe - parfois éloignée de nous de plusieurs centaines de kilomètres. Pour cela, une liaison satellite dédiée a été mise en place, de manière à ce que George puisse valider quasiment en temps réel chaque plan tourné par eux en visionnant en direct chaque prise.

Capture d’écran d’après la bande-annonce


Un mot sur ce camion en particulier...

SD : Notre chef décorateur Colin Gibson et son équipe ont vraiment mis tout leur talent dans la fabrication de ce camion géant, avec tellement de détails si réalistes. En plus du camion à taille réelle, ils avaient aussi mis au point une réplique de la cabine de pilotage installée sur un véhicule piloté en-dessous par un conducteur caché. Ce dispositif nous a permis de tourner beaucoup de plans en situation réelle, où on voit réellement le paysage qui défile, les assaillants tenter de s’introduire dans la cabine, etc. Quelques plans ont quand même nécessité l’utilisation de blue screen, mais pas tant que ça. C’était un grand luxe pour nous car tout était pensé pour la prise de vues, avec des accroches dans tous les sens, et même un fond démontable, qui nous permettait, par exemple, de faire des points de vue beaucoup plus facilement. En parallèle, certaines séquences, comme dans la Bullet Farm, montrent le camion à l’arrêt. On utilisait alors le vrai camion et tout était plus simple pour nous à l’image !

Une chose vraiment compliquée pour vous sur ce film ?

SD : Un des plans les plus complexes, je me souviens, c’est celui où le camion de Dementus écrase la voiture de Furiosa. La caméra est alors sur un Trinity, cadrée par Mark Goellnicht. On suit d’abord les maraudeurs extirper Furiosa et Jack de la voiture, pour ensuite rejoindre Dementus et filmer la scène entière en un seul plan, avec deux tours complets à 360° autour de l’action. Ce plan nous a pris quelques heures à répéter et à chorégraphier avec les comédiens, la caméra, la machinerie et la lumière ! Là, l’idée de George est vraiment de garder la narration en continu sans avoir à utiliser le montage. Je dois vous confier d’ailleurs que George tourne et monte son film en même temps. Installé dans une caravane dédiée avec son monteur, il pouvait ainsi vérifier ses choix et très vite valider chaque scène au fur et à mesure qu’on les tournait.

Quelle configuration caméra avez-vous choisie ?

SD : Comme George souhaitait avoir suffisamment de place pour pouvoir recadrer ou stabiliser le cas échéant les plans, on a tourné le film en 16/9 en cadrant en 2,39. La caméra principale était l’Arri Alexa 65 en 6,5K, mais ont aussi été utilisées des Alexa LF en 4,5K, ainsi que des RED Raptor en 8K et RED Komodo en 6K. En matière d’optiques, Arri nous a proposé la série DNA qu’ils ont spécialement mise au point pour le très grand capteur de l’Alexa 65. Et ils ont mis au point spécialement pour le film deux exemplaires de très grand angle 25 mm couvrant l’intégralité du capteur, chaque optique ayant hérité des noms de baptême "Furiosa" et "Mad Max" !
On a vraiment essayé d’utiliser le plus souvent possible l’Arri 65, que ce soit sur les dollies ou les grues remote. Il faut dire que les paysages du désert australien prennent soudain un aspect de cinéma en relief avec cette caméra. Les autres caméras, plus compactes, ont été utilisées pour des montages véhicules, au Steadicam bien sûr, et notamment pour toute cette scène qui se déroule sous le camion avec Anya. Parmi les autres optiques que j’ai choisies, il y avait notamment des zooms Fujinon Premista, des Angénieux, et des séries fixes Full Frame Canon et Zeiss CP. Je peux vous dire que ce film a été vraiment l’occasion d’une collaboration très fructueuse entre Arri, Panavision et RED pour rassembler tout ce matériel !

Parmi les scènes très fortes du film, ce dialogue très intime entre Furiosa et Jack dans la citadelle... C’est un peu le calme avant la tempête.

SD : Alors cette scène, c’est un des rares moment où nos deux personnages se retrouvent dans un endroit secret, cette petite grotte avec l’eau qui coule derrière eux. C’est leur propre oasis au cœur même de la citadelle. Une scène vraiment intime, où chacun se révèle à l’autre. Là, les visages étaient extrêmement importants pour nous, et j’ai essayé, en lumière, d’éclairer assez simplement les deux comédiens, en m’appuyant sur les réflexions créées par l’eau qui nous fournissait naturellement une très belle source complémentaire. Le rythme est très différent du reste du film, comme une accalmie. Je dois vous confier que moi, j’aime vraiment éclairer les visages. Bien sûr, il s’agit en tant qu’opérateur de trouver la bonne ambiance par rapport au décor, et de motiver suffisamment la nature de la lumière. Par exemple, dans cette scène, on avait imaginé que le soleil pourrait rentrer par des fissures dans les parois en pierre de cette citadelle. Et j’ai beaucoup aimé faire réfléchir cette lumière, me servir du lieu pour l’adoucir, et obtenir cette qualité ensuite sur les comédiens. D’ailleurs, ce décor n’était même pas tourné en studio. On était dans un grand hangar dans lequel la grotte avait été recréée. C’était assez basique, on n’avait pas du tout l’infrastructure que peut offrir un vrai studio. En tout cas, l’idée était vraiment de jouer le contraste au maximum dans ces scènes intérieures avec la dureté et le rythme souvent effréné de ce qui se passe dehors.

Et pour les scènes d’extérieurs, vous en avez bavé ?

SD : Quand on avait la chance de tourner au soleil, l’équilibre était très facile à trouver entre le ciel et cette terre orange du désert australien. Mais je peux vous dire que ça n’a pas été le cas tous les jours, bien au contraire. On a eu beaucoup de journées avec du temps vraiment pourri, même parfois de la pluie. Pour cela, j’ai dû quand même utiliser pas mal de lumière artificielle, et pas des petites sources. On avait une batterie de 6 par 18 kW HMI qui nous servaient régulièrement, et assuraient une sorte de continuité sur toutes les scènes, et même parfois avec le soleil. Il fallait juste trouver le bon angle pour chaque plan afin de les diriger sur le camion ou sur les comédiens. À la fin je me rends compte que cette espèce d’aspect très brillant et contraste donne sans doute un côté un peu artificiel aux extérieurs jour... Mais c’est quelque chose que j’aime bien. Une dimension théâtrale, là encore sans doute qui va bien avec ce côté shakespearien que vous évoquiez.

(Entretien réalisé par François Reumont pour l’AFC)