TSF s’entretient avec le directeur de la photographie Benoît Jaoul pour "Chien de la casse", de Jean-Baptiste Durand

par TSF Caméra Contre-Champ AFC n°347

Ce film est un succès. Un succès atypique. Un succès de cinéma. Un succès en salle de cinéma !
Un nombre de séances et de spectateurs que l’on a vu augmenter, au fur et à mesure que les semaines d’exploitation passent, bien après la sortie du 19 avril 2023. Ce "petit film", soutenu par les productrices d’Insolence Productions, tient bon le cap et peut être aujourd’hui encore découvert ou revu… en salles ! Après 23 semaines d’exploitation, alors que ces mots sont écrits. Prix du Public au Festival d’Angers, c’est justement un film fort des attaches qu’il entretient avec un public diversifié, toujours spécialement et personnellement touché par le film quand il sort (même après plusieurs visions) de la salle.

C’est un premier film. De son réalisateur et auteur, Jean-Baptiste Durand. Et premier long métrage de Benoît Jaoul, son directeur de la photographie. Donc, puisqu’il est toujours d’actualité, retour sur le film, en plein été, avec une discussion entre Aurélien Branthomme, Responsable Technique Image chez TSF Caméra, et Benoît Jaoul, chef opérateur.

Aurélien Branthomme : Benoît, je suis très content de parler – enfin ! - du film avec toi !
Normalement on aurait dû le faire à sa sortie (le film est sorti le 19 avril 2023 et nous nous parlons ici le 3 juillet 2023) mais je suis très content de le faire maintenant parce que le film est encore en salles (il l’est encore dans quelques salles en septembre 2023) ! Plus qu’un succès d’estime, c’est un film avec lequel les gens ont un rapport particulier, à la fois très simple et très personnel…
J’ai eu l’occasion de le voir plusieurs fois, avec différents publics, et plein de gens de tous les âges étaient touchés par le film. Le film a une vie assez incroyable. Les critiques de cinéma sont élogieuses (notamment en soulignant le travail de l’image). Est-ce que tu avais anticipé ça en lisant le scénario ?

Benoît Jaoul : À la lecture du scénario, j’avais trouvé que c’était une belle histoire sur l’amitié ! Écrite avec justesse, surtout dans ses dialogues. Deux potes inséparables, dépendants presque l’un de l’autre. Mais aussi une relation un peu malsaine entre les deux personnages du film, Dog et Miralès, ce rapport entre eux, avec le dominant et le dominé.
Que le film touche autant de personnes, les plus jeunes, les jeunes de villages en province, ok, pourquoi pas ? En revanche, des personnes un peu plus âgées, c’est une belle surprise.… Après il y a sans doute des gens qui n’ont pas aimé… [Rires].

AB : Je n’en ai pas croisé beaucoup !

BJ : Moi non plus [rires]… J’étais à la Ciotat il y a quelques semaines pour recevoir un prix au nom de Jean-Baptiste Durand, le réalisateur, et la salle était comble, à 95 % de personnes retraitées. La plupart l’avaient déjà vu, et ils sont tous venus féliciter le travail de Jean-Baptiste et de l’équipe, et ils ont tous été touchés par le film.

AB : Tu as dû voir l’évolution du scénario au fil du temps… ?

BJ : Oui, la première version que j’ai lu, c’était juste après le dernier court métrage qu’on a fait ensemble, en 2018. Il a beaucoup évolué ensuite, y compris les dialogues.

AB : Il fallait ensuite trouver les acteurs…

BJ : Il avait pensé à Anthony Bajon assez tôt. Sa manière d’occuper l’espace avec son corps, dans le cadre. Son jeu. Sa présence, son regard à l’écran. Même sans parler, il dégage énormément. Raphaël Quenard est arrivé un peu plus tard.

Benoît Jaoul , chef opérateur et…
Benoît Jaoul , chef opérateur et…


… Jean-baptiste Durand, le réalisateur
… Jean-baptiste Durand, le réalisateur


AB : Vous vous connaissiez depuis longtemps avec le réalisateur, Jean-Baptiste Durand ?

BJ : Oui, dix ou douze ans. On a fait nos premières armes ensemble.

AB : Vous aviez fait des courts métrages ?

BJ : On s’est connus sur le pilote d’une série qui n’a pas marché mais qui était drôle à faire. On est devenu potes, et comme il était aussi assistant réalisateur, il m’a amené sur d’autres projets, notamment celui d’une réalisatrice qui préparait un clip, il avait pensé à moi pour faire la lumière. Tout s’est enchaîné ensuite, on a fait des clips, ses premiers courts métrages, jusqu’à ce long métrage.

AB : Tu as parlé de simplicité, est-ce que ça se traduisait dans les repérages ?

BJ : Oui, c’est Benjamin Martinez, le chef décorateur, qui dit : « Quand on n’a pas d’argent, on met tout dans les repérages ».
C’était aussi notre premier long métrage à tous les deux, avec Jean-Baptiste, donc on tenait aussi à le préparer et à faire beaucoup de repérages.

Croquis de Benjamin Martinez, chef décorateur du film - l'appartement de Dog
Croquis de Benjamin Martinez, chef décorateur du film - l’appartement de Dog


Croquis de Benjamin Martinez, chef décorateur du film - la maison de Miralès
Croquis de Benjamin Martinez, chef décorateur du film - la maison de Miralès


Décor réel de la Place Haute au Pouget - Photo : Camille Sonally
Décor réel de la Place Haute au Pouget
Photo : Camille Sonally


Je les ai commencés à l’automne 2020, au Pouget. C’est pendant ces quelques jours qu’en relisant le scénario, on a défini les décors principaux, notamment la place haute.
Ce village a vraiment "de la gueule" ! Il est atypique. C’est un vrai labyrinthe, on s’y perd facilement alors que ce n’est pas grand. Les rues sont étroites, il est très cinématographique.

C’était important qu’on ne parte que tous les deux. Je me souviens des premières sensations, quand tu découvres un endroit nouveau, tu deviens le premier spectateur : "Voilà, la manière dont je le perçois aujourd’hui, il faut que je m’en souvienne, parce qu’à force de refaire des repérages, j’ai peur d’oublier cette première sensation, je vais m’habituer, je vais connaître tous les recoins et je crains que ça fausse ma vision du film."

C’est pour ça qu’on a essayé de ne pas tricher, de ne pas trop en rajouter.
Pour les extérieurs/nuit, j’ai éclairé avec les lampadaires existants. J’ai même demandé au chef décorateur de voir avec la mairie, et ils nous ont confié leurs lampadaires de rechange. On les a adaptés pour les mettre sur pieds… Je rajoutais juste une petite note, une petite rumeur avec nos projecteurs, mais voilà, le but du jeu était d’être le plus naturaliste possible ; si on arrivait à trouver quelque chose de stylisé tant mieux pour nous ! Mais on n’a pas vraiment déformé les décors naturels. Quelques accessoires par-ci par-là, pas plus.

AB : Tu as dû suivre le financement du film aussi, je suppose, pendant tout ce temps ?

BJ : Oui, effectivement, on ne va pas se plaindre mais ça a été difficile, surtout pour le temps de tournage. Pauline Barjol, la première assistante réalisatrice, avait fait un premier plan de travail sur 35 jours je crois, et on n’en a eu que 25 finalement. Deux semaines en moins…
Jean-Baptiste a refait un travail d’écriture et il a été malin, il est allé à l’essentiel : il fallait faire sauter des séquences et raconter certaines choses ailleurs.

Ensuite, on s’est rendu compte qu’il y avait trop de décors, alors qu’on ne pouvait plus supprimer de séquences. Jean-Baptiste a alors rassemblé plusieurs séquences dans de mêmes décors. La priorité était d’avoir un maximum de décors voisins les uns des autres, pour éviter les grands déplacements.

C’était encore une autre concession de la part de Jean-Baptiste mais il y est arrivé. Je pense que la préparation a été plus énergivore que le tournage… Mais c’était un vrai travail d’équipe, on allait tous dans le même sens.

A l’image, dès le début, Anaïs Bertrand, la productrice du film, m’a dit : « Tu auras les optiques que tu veux, je ferai mon maximum ». Même pour l’équipe, il y a eu une vraie compréhension, « Pour arriver à faire ça, il me faut tel effectif, si je n’ai que deux personnes, elles vont souffrir, on va faire des heures supplémentaires », et ça a été respecté. Anaïs a été omniprésente à chaque étape de la préparation du film.

AB : Ce qu’on ne voit pas du tout dans le film… On ne sent pas du tout les contraintes financières…

BJ : Et logistiques aussi, parce que le village n’est pas facilement accessible ! Pour rentrer dans ses petites ruelles labyrinthiques, il fallait utiliser des voitures très étroites, faites sur mesure, qu’ils ont louées à des particuliers et à la mairie. On avait un système de roulement avec des porteurs qui apportaient le matériel à un camp de base toute la matinée, au plus proche du décor principal, quand on était en mixte, par exemple. A notre arrivée, le plus gros du matériel n’était pas loin du plateau, et on pouvait commencer à travailler. Heureusement que cette logistique a été mise en place, sinon c’était infaisable, on aurait perdu des heures. Merci à Carlos Sanchez Bernard, notre régisseur général.

AB : Avec cette simplicité de style, il y a aussi une envie de cinéma dans le film : on peut parler des travellings. Il y en a peu mais ils sont notables. Il y a un vocabulaire filmique qu’on sent dans les moments importants. Est-ce que tu as eu des envies, dès la prépa, que tu as pu garder intactes, et que tu as pu obtenir ?

BJ : Jean-Baptiste ne voulait pas sentir la caméra. Beaucoup de plans fixes, larges. A l‘épaule ou sur pied. Les personnages entrent et sortent du cadre. Les seuls travellings devaient être les plus discrets possible. Souvent pour venir introduire un personnage dans la narration.
Je pense au plan où l’on accompagne Sonia qui s’embrouille avec Dog et Miralès dans le tunnel, au début du film, ou encore Dimitri, qui va à la rencontre de Kader pour aller chercher des infos sur Dog.

Un peu de Steadicam® pour déambuler avec Miralès dans les rues du Pouget. Ces plans-là ont été précieux au montage. Des moments de respiration dans cette écriture. Il y a aussi la séquence en discothèque, ou encore l’enterrement de Malabar dans la plaine.
Il y avait aussi les plans de situation sur le Pouget ou les vallées de l’Hérault. On en avait beaucoup parlé en préparation. Ils étaient essentiels pour le montage. On partait les faire à deux, avec Jean-Baptiste, en fin de journée. Hugo Rossi, l’ingénieur du son, venait parfois avec nous pour faire des sons seuls et nous filer la main. Difficile de partir léger avec les caisses des Cooke [rires].

Je voulais absolument partir avec des optiques anamorphiques, parce que ce long métrage répond au premier court métrage qu’on avait fait ensemble, Il venait de Roumanie. On avait tourné avec une vieille série Kowa anamorphique "bien dégueulasse", dans le sens où il y a énormément de déformation géométrique.

Moi j’adore ça, et Jean-Baptiste aussi, ça le touche, ça amène quelque chose de plus organique. Avec un peu de grain, et en faisant attention aux surexpositions, ça peut amener du caractère à l’image. On voulait repartir sur le même principe pour le long métrage, mais connaissant la mise en scène de Jean-Baptiste et son besoin d’avoir beaucoup de place – c’est-à-dire que s’il me demande 180 ° de champ il faut que je prévoie 320 ° [rires] – tourner avec de vieilles optiques qui "flarent", et pour lesquelles il faut contrôler un minimum la lumière, c’est un peu emmerdant.

Étant donné le budget serré, Fred Valay m’avait dit, quand j’avais demandé des anamorphiques : « Ça va être compliqué si tu veux de la lumière en plus ». J’avais répondu : « Fred, je mise tout sur les optiques et la déco. Si tu dois m’enlever de la lumière, je m’adapterais ».

J’accorde beaucoup d’importance au choix des optiques, au travail de la déco, des costumes, du maquillage, de la coiffure. D’après moi, c’est cette association qui apporte du caractère, du sens à l’image, et donc à la narration.

Fred Valay m’a donc proposé les Cooke anamorphiques Super 35, qui sont relativement propres, ce qui m’embêtait un petit peu, mais finalement je leur ai trouvé du charme, surtout les déformations géométriques dans les arrière-plans flous. C’est ce qui m’intéressait. En revanche, je voulais plutôt éviter les flares : c’est un peu trop stigmatisé. Elles étaient tellement "clean" qu’on peut se poser la question pendant un moment : « Il tourne en sphérique ou en Scope ? ». Je me mets à la place du spectateur qui est du métier, hein…

Ces optiques m’ont permis une certaine liberté, de partir un peu à l’arrache à l’épaule en lumière naturelle. Je n’étais pas parasité par de gros flares qui auraient délavé l’image. Là, c’est assez propre, ça m’a pas mal aidé. Fred me disait : « Tu verras en postproduction, tu pourras les dégrader comme tu veux », et effectivement, ça a été le cas. C’était bien de les avoir et je tiens encore à remercier TSF qui a fait un gros effort pour nous permettre de tourner avec ces optiques malgré notre petit budget.

AB : C’est vrai qu’on commence à les remarquer, et je ne sais pas si c’est voulu ou pas, quand ça commence à se dégrader entre les deux personnages. Quand on se retrouve chez Miralès avec sa mère, je me souviens avoir commencé à les remarquer à ce moment-là.

BJ : Parce qu’il y a le 32 mm, qui déforme plus. On ne l’a pas utilisé tant que ça, même si j’aurais adoré. Mais ça se décidait sur le plateau, ce n’était pas vraiment réfléchi. Souvent pour les valeurs poitrine on était au 75 mm. Je l’aimais bien, mais il y avait un flare que je n’avais pas vu aux essais, ça faisait un rectangle en haut à droite de l’image, comme s’il y avait une case délavée. J’avais beau mettre un volet… Je ne sais pas d’où ça venait.

AB : Est-ce que, au tournage, il a fallu te dire à toi-même de te mettre en retrait pour laisser la place au travail des acteurs ?

BJ : Complètement ! J’avais peur de prendre trop de place. Je sais que Jean-Baptiste a besoin de temps, même s’il m’en donne. Il se rend compte du temps que ça prend. Je lui avais parlé de ce que j’avais en tête en prépa mais on a appris à lâcher prise sur certaines séquences. « Celle-là, on ne va pas la bâcler visuellement mais on va aller à l’essentiel, être le plus léger possible. »
A l’opposé, la séquence du restaurant par exemple, il fallait la travailler un maximum parce qu’elle est importante. Mais quand je regardais la montre et me disais « je suis en train de leur prendre un quart d’heure », je m’arrêtais et je disais à Léo Ponge, le chef électricien : « Finis ça, et on arrête là ». Il faudrait poser la question à Jean-Baptiste : il ne me fera pas mentir - enfin j’espère [rires] - je pense que ça s’est bien passé. Je savais que les comédiens allaient avoir besoin de ce temps-là.

Anthony Bajon dans le rôle de Dog
Anthony Bajon dans le rôle de Dog


Raphaël Quenard dans le rôle de Miralès
Raphaël Quenard dans le rôle de Miralès

AB : Est-ce qu’il y a eu un côté imprévisible de Raphaël Quenard ? La question revient souvent chez les spectateurs, on se demande comment il a construit son personnage, comment il travaille, etc.

BJ : Au point de vue du cadre ? Non. On fait un découpage grossier et rapide avec Jean-Baptiste, parce qu’on sait qu’on ne va pas le tenir à la lettre – sauf certains travellings. Quand on est sur le plateau, j’éclaire d’abord le décor, pour poser une ambiance cohérente avec la direction artistique, et je vais le laisser faire la mise en place.

Je vais voir ensuite, parce que Jean-Baptiste y tient énormément, la place du corps et son déplacement dans le cadre : du corps en mouvement, du corps statique, pour animer le cadre. S’il a envie de sortir du cadre et d’y rentrer à nouveau, il faut lui donner cette liberté. Si ce n’est pas nécessaire, la caméra ne le suit pas. C’est quelque chose qui plaît à Jean-Baptiste.

Quand on mettait en place un plan large, on se mettait d’accord sur les bords cadre et on les indiquait aux comédiens : « Ton bord cadre est là, tu peux aller jusque-là, etc. ». Ils étaient tout le temps dans la "frame line", jamais une chaussure coupée - ça peut arriver parfois - ils étaient tous précis.

Pour revenir à Raphaël, il connaît son texte. Il envoyait ce qu’il avait envie d’envoyer dans les premières prises : Jean-Baptiste prenait ou pas, mais après il resserrait le texte si nécessaire. Il y a un vrai travail de directeur d’acteur.

Raphaël s’est approprié le texte, l’a sculpté à sa façon. Et ça marche. Entre ses références à Montaigne et son accent venu d’ailleurs, on dirait presque que Raphaël a inventé un nouveau langage.

AB : Tu disais que vous aviez posé deux univers esthétiques distincts entre les deux amis personnages du film ?

BJ : Pour les distinguer visuellement dans leur décor respectif, oui : l’appartement de Dog, et la maison de Miralès avec sa mère. J’avais proposé un cocon plus chaleureux, familial chez Miralès, malgré le deuil de sa mère, avec des entrées froides par les fenêtres et des lampes de jeu à l’intérieur.

Chez Dog, qu’il fasse jour ou nuit, il n’y a jamais d’éclairage artificiel : il ne vit qu’avec le rebond du ciel qui entre à peine par la fenêtre, et le soir il n’est éclairé que par un lampadaire, ou bien par l’incidence de sa télé, et ça lui va très bien. Le seul moment où c’est éclairé, chez Dog, c’est avec Elsa… Il y a une séquence dans le lit où elle est sur son téléphone après qu’ils aient couché ensemble. Dog est dans son coin, il reste vraiment dans la pénombre, tout juste éclairé par un rebond de lampadaire sur le mur. Elsa est éclairée par son téléphone et une lampe sur pied. J’aime bien cette séparation-là, entre les deux personnages. Ce n’est pas LE plan magnifique du film mais je trouve qu’il a du sens, qu’il renforce ce sentiment de renfermement de Dog sur lui-même.

Tableau de Guillaume Bresson
Tableau de Guillaume Bresson


Anthony Bajon dans l'éclairage de Dog
Anthony Bajon dans l’éclairage de Dog


"Out of the Furnace" (2013), de Scott Cooper - chef opérateur : Masanobu Takayanagi
"Out of the Furnace" (2013), de Scott Cooper - chef opérateur : Masanobu Takayanagi


En termes de références, pour Dog, il y avait des peintures de Guillaume Bresson, avec des contrastes forts et des noirs un peu décollés. Une seule direction de lumière naturelle, la plus douce possible. J’essayais de m’y tenir au maximum. A part Guillaume Bresson, je me suis inspiré de ce que je voyais la première fois que j’entrais dans le décor en repérage. Pour les entrants, j’ai travaillé au maximum en rebond. Sinon c’était en direct, derrière les fenêtres avec des S60 ou des SL1 diffusés. De toute façon, ces maisons sont situées dans des ruelles tellement étroites que quand tu as une demi-heure de soleil dans la rue, c’est déjà énorme. Ce n’était pas cohérent d’avoir de grosses entrées de soleil pour faire joli. Ce n’était pas l’écriture, en tout cas je n’en avais pas l’impression.

AB : Est-ce que vous aviez d’autres références artistiques en tête, sur le tournage ou en préparation ?

BJ : Il y a les références de Guillaume Bresson, et les peintures d’Andrew Hyatt, avec des couleurs automnales, un peu sableuses, terreuses, pour les extérieurs-jour. Surtout à la plaine. Une des peintures de Bresson, c’est une grosse bagarre en plan large : Jean-Baptiste voulait filmer la bagarre à la fin du film en plan-séquence : un seul plan fixe, hyper large, un tableau comme celui-ci en fait. Mais on se doutait que ça ne marcherait pas (entre les cascades et la mort du chien) et il fallait vite faire des plans serrés derrière.

En lumière, je voyais absolument un éclairage en douche très doux, mais si je le rajoutais juste à la fin du film pour ce tableau-là, ça aurait été un peu surfait. Du coup, je l’ai intégré de la manière la plus subtile possible. Il était présent dans toutes les séquences d’extérieur-nuit sur la place haute, avec une couleur se rapprochant du sodium, un petit niveau qui vient du dessus. J’ai utilisé un Fabric 90x90.
Par ailleurs, Jean-Baptiste m’a montré Mean Streets, de Scorsese, et Nous ne vieillirons pas ensemble, de Maurice Pialat, pour comprendre la relation entre Dog et Miralès, qui est un vrai poison. L’Enfer, de Chabrol, aussi. Dans un autre registre un peu plus extrême, il y avait Love, de Gaspard Noé, qui, au final, m’a pas mal inspiré par sa simplicité et son efficacité à la lumière. J’ai un gros coup de cœur pour Benoît Debie depuis des années. On m’a raconté qu’il est allé chercher ses ampoules au Castorama du coin pour éclairer le film.

Avec Jean-Baptiste on partait tous les matins en se disant : "Tu ne peux faire qu’un plan et tu n’as droit qu’à un seul projecteur, tu le mets où, et où est-ce que tu poses ta caméra ?". Le registre de Love, c’est un peu ça : le plan est fixe et la lumière est assez simple. Et je trouve que c’est l’un des directeurs de la photo qui maîtrise le mieux la couleur au monde. Il a vraiment le sens du risque, toujours avec justesse. Ton œil s’adapte, même aux couleurs barrées, parce que tout au long du film, il t’a préparé à t’adapter à ces couleurs-là.

AB : Oui ! Et cette question que vous vous posiez le matin, c’est revenir en fait au principe de base du cinéma, c’est-à-dire où placer sa caméra et la lumière…

BJ : On arrivait le matin, on avait un plan prévu là. Eh bien pas du tout ! On allait sur l’autre banc, de l’autre côté de la place ! On se donnait cette liberté-là !
Les assistants réalisateurs me disent : « Prépare ta caméra, les comédiens arrivent dans dix minutes », alors que je n’ai pas vu les comédiens, pas vu de mise en place, je ne sais pas ce qu’ils vont faire, la place qu’ils vont prendre, et si le réalisateur me dit au dernier moment : « Éloigne-toi », il faut tout casser…
Parfois j’aime bien fonctionner, si on peut (c’est un luxe) avec d’abord une mise en place, et après on peaufine le découpage. Ce qui n’est pas tout le temps possible. Mais au final ça a fonctionné.

Benoît Jaoul, chef opérateur, pendant la mise en place d'un plan “ensoleillé”
Benoît Jaoul, chef opérateur, pendant la mise en place d’un plan “ensoleillé”


AB : Je crois que le spectateur le sent, cette simplicité naît peut-être aussi de ça ?

BJ : La scripte était là pour le découpage, il ne faut pas l’oublier ! Elle s’est parfaitement adaptée à la manière de faire de Jean-Baptiste. Il travaille vraiment à l’instinct, au moment présent, "Qu’est-ce que les comédiens donnent à l’instant T ?", tu ne peux pas toujours anticiper ça…

AB : Est-ce qu’il y a eu des défis, généralement, pour éclairer et filmer les visages ?

BJ : Raphaël Quenard, il n’était pas si évident que ça : un visage aux traits anguleux, au regard clair. Quand il envoie, il faut le voir. Quand il entre dans un décor, on commence par une ambiance pour le large, et quand on se rapproche, je viens arrondir, j’en rajoute un peu à la face, mais pas beaucoup.

On parlait beaucoup de la brillance dans les yeux avec Jean-Baptiste : c’est bien, mais pas tout le temps non plus, Quand il n’y avait pas besoin que ça brille, ça ne brillait pas.

En revanche, ce que j’aime bien faire dans les intérieurs, c’est de bornioler tous les plafonds. Pour contraster, je trouve que ça restructure le décor. Ça aide énormément : quand tu éclaires dans une direction, le moindre rebond restructure le visage. Comme ça, je peux aller chercher ce dont j’ai besoin, un regard, une brillance…

AB : Il y a des séquences de nuit importantes, en ouverture et à la fin : tu étais obligé de tourner en sodium ?

BJ : Tous les lampadaires étaient en sodium. J’aimais bien, heureusement.

AB : J’adore le sodium aussi en général : et je le trouve ici très beau dans la séquence d’action à la fin : on n’y voit pas très bien, on est un peu perdu, c’est assez marqué…

BJ : On voulait quand même quelque chose de stylisé. On était allés chercher des références dans le cinéma indépendant américain, même asiatique… des polars. Le travail de Masanobu Takayanagi sur Out of the Furnace, de Scott Cooper, m’a pas mal inspiré. Je suis très fan de ce monsieur. Ce n’était pas la couleur du film sur toute sa longueur, mais si je pouvais essayer d’apporter ce look à certains moments, c’était bien.

Pour la course-poursuite, beaucoup des ruelles étaient dans le noir total. Il fallait être mobile. Souvent sur batterie. Je pense au SkyPanel S60, et parfois on arrivait à brancher un bac sodium chez l’habitant, à l’improviste. Les habitants du Pouget ont vraiment été à notre service à tout moment de la journée [rires]. On voulait jouer à fond les corps en silhouette, Dog sortant et entrant dans la pénombre. C’était amusant à faire.

Je me souviens qu’Anaïs Bertrand, la productrice du film, m’a dit au début : « On a donné une couleur à Il venait de Roumanie, on a donné une identité visuelle ».

Tableau de Guillaume Bresson
Tableau de Guillaume Bresson


Séquences extérieur-nuit “sodium”
Séquences extérieur-nuit “sodium”


Séquences extérieur-nuit “sodium”
Séquences extérieur-nuit “sodium”


Séquences extérieur-nuit “sodium”
Séquences extérieur-nuit “sodium”


Séquences extérieur-nuit “sodium”
Séquences extérieur-nuit “sodium”


Je ne dis pas qu’il fallait faire quelque chose de barré, mais il fallait donner une identité au film. Surtout avec un sujet qu’on n’a pas l’habitude de voir au cinéma.
Au début, je n’étais pas satisfait du premier long plan sur le village qu’a monté Jean-Baptiste. Mais finalement, il a permis tout de suite de poser la couleur du film. Faire entrer le spectateur dans cette ambiance sodium, dégradée par du grain, avec des noirs un peu décollés, et les nuances de couleurs dans le ciel. Dès qu’on avait un moment pour filmer des plans à l’heure magique… C’était riche.

AB : Je me souviens que vous aviez fait des LUTs avec Nicolas Diaz, d’ADIT ?

BJ : Exact. Je n’en peux plus de partir en Rec709… Avec Nicolas, on se connaît depuis longtemps, aussi. On a fait une LUT avec trois densités différentes : une contrastée pour les extérieurs-jour, une intermédiaire, et une, assez "basse", quand il y avait trop de contraste.
On avait des LUTs pour la nuit mais elles ont moins bien marché, à cause du sodium, j’imagine. C’est pour ça que les essais filmés sont tellement importants, quand on en a les moyens. Je suis resté embêté un moment, la moitié du tournage, le temps qu’on trouve quelque chose. Ghislain Rio, mon étalonneur, me faisait des essais en parallèle mais ce n’était pas évident, à distance, entre ce que lui voyait et moi, sur les moniteurs du tournage. Mais on s’y est retrouvé quand même !

AB : Il y a quelques séquences de soleil, et moi je les assimile aux grands espaces dans le film… Tu avais pu aiguiller les horaires de tournage ?

BJ : Oui, quand même…

AB : Il y a la séquence avec leur ami dealer, par exemple…

BJ : Oui ! On avait vu ce décor la veille. Le but était de filmer la mer pour se dépayser du village du Pouget. Je commençais à poser la caméra et la première assistante me dit : « Tu as le soleil pile en face du comédien, tu ne veux pas jouer à contre ? » - « Ce n’est pas grave, il l’aura pleine bille ». [rires]. L’important était la mer en arrière-plan.
Finalement, on a tourné à un moment où le soleil était assez haut, et on a pu contraster un peu avec du noir sur le côté. Je l’aime bien cette séquence, je la trouve jolie.

AB : Très belle. Les visages sont très beaux, le soleil…

BJ : Oui, c’est lumineux. J’aime bien aussi sous-exposer les hautes lumières, en arrière-plan, parce que ça me fait décrocher quand je vois de très belles photos avec des très hautes lumières partir dans des aberrations colorimétriques comme le cyan ou le vert, à cause du numérique et de son manque de latitude. Nicolas Diaz m’avait dit : « Pour éviter ça, essaie de sous-exposer au max ».
Je crois que dans mon LogC, le ciel est à 65 %, 70 %, pas plus, et je savais que la caméra encaissait en basse lumière. Finalement je trouve que ça a bien marché, on avait pas mal de latitude dans les hautes lumières.
Après, entre les flous déformés par l’anamorphique, plus un peu de grain, et cette LUT, je suis assez content, c’était un bon exercice.

AB : Qu’est-ce qui a été le plus difficile à tourner ?

BJ : Physiquement, c’était la plaine. Cet endroit s’appelle le Col du Vent et ça porte bien son nom. La météo y était difficile. Il faisait froid, il pleuvait,

La plaine
La plaine


Tableau de Andrew Hyatt
Tableau de Andrew Hyatt


Palette de couleurs
Palette de couleurs


Séquence extérieur-jour plaine
Séquence extérieur-jour plaine


Tournage dans le Col du Vent - décor de la plaine - Photo : Camille Sonally
Tournage dans le Col du Vent - décor de la plaine
Photo : Camille Sonally


Ça a été compliqué pour tout le monde, et pour les comédiens n’en parlons pas ! Surtout la séquence où ils creusent la tombe de Malabar.
C’était un chouette plan : on a travaillé en très longue focale. On a d’abord cherché notre arrière-plan pour avoir le plus beau fond, et ensuite on a placé les comédiens et le rail. Au moment de tourner, il a commencé à pleuvoir, et des nuages sont arrivés en arrière-plan. Mais Jean-Baptiste était content, visuellement ça servait la narration.

La séquence de dispute entre Dog et Miralès dans la voiture aussi. Le soleil tombait rapidement. Ça a été une vraie course contre la montre. Le dernier plan large sur la plaine, où l’on voit Dog sortir et s’éloigner de la voiture, a été tourné entre chien et loup. Caméra sur "Long John" [grandes branches, NDLR]. C’était risqué niveau raccord mais on a réussi avec Ghislain Rio, notre fidèle et talentueux étalonneur, à harmoniser tous les plans.

Et puis la séquence du bar. J’aimais bien l’idée de faire entrer en opposition des couleurs opposées, comme le jaune-orange avec le cyan, et j’ai vraiment éclairé en cyan dans le bar, or c’est là que j’aurais pu lever le pied et éclairer un peu plus blanc pour avoir un peu plus de latitude en postproduction. Cette forte opposition colorimétrique nous a joué des tours, même à l’œil. Léo, le chef électricien, n’était pas serein [rires]. Je lui disais : « Je ne sais pas où on va mais on y va… » - « Hé bien allons-y alors ! ». [Rires]
J’aime bien pouvoir retrouver en postproduction ce que je vois sur le plateau en trichant le moins possible à l’étalonnage. C’est pour ça que, dans le bar, je suis parti dans une couleur directement cyan.

AB : Est-ce qu’il y a des choses que tu as dû refaire complètement à l’étalonnage en mettant la LUT de côté ?

BJ : Non, elle était top, ça marchait direct. La première séquence qu’on a tournée, et pas des moindres, c’était le restaurant – si on ne le tournait pas le premier jour, on perdait le décor – dès que j’ai sorti la LUT, ça a marché.
C’était un bon défi le premier jour ! En préparation pour le restaurant, Jean-Baptiste voulait quelque chose d’assez classe, le restaurant qu’on s’offre une fois par an pour les grandes occasions. On a vraiment fait un travail collectif dès les premiers repérages avec Benjamin Martinez, le chef décorateur.

C’était comme une cave, avec des voûtes tout autour. J’ai proposé d’avoir des lampes au milieu des tables, je trouvais ça plus luxueux et, finalement, je n’ai éclairé qu’avec ça. Je n’en ai rajouté que sur les plans serrés, à la face sur les visages ou sur des petits contres avec des Astera ou des petites Lucioles, très légers, pour fondre les visages avec les arrière-plans lumineux du restaurant.

Il fallait laisser du temps aux comédiens, c’est une séquence qui a pris toute la journée. Ils ne se connaissaient pas trop, ils se sont découverts ce jour-là. Anthony et Raphaël étaient superbes. Mais c’est Galatéa qui m’a le plus frappé. A la fin de la première prise, sur son plan serré, j’ai enlevé l’œil de l’œilleton, j’ai regardé Jean-Baptiste. Elle n’a pas besoin de parler, rien que dans son regard, elle te fusille. Je ne sais pas si tu as vu, ça brille ! C’était génial à tourner. Ça a fait du bien, on est sorti de cette première journée en se disant : « Ça démarre bien, ça marche ».

AB : Benoît, c’était ton premier long métrage ! C’est un truc de faire son premier long métrage en tant que chef opérateur, non ?

BJ : Oui, surtout avec les copains. Ça c’est bien !
Bien sûr, c’est une sacrée expérience ! Mais j’essaie de ne pas trop réfléchir pour ne pas me mettre trop de pression.
Tu vis les choses au jour le jour, la prépa au jour le jour, tu fais un pas en avant, un pas en arrière, ce n’est pas grave, tu feras un pas en avant le lendemain. Même pendant le film, tu t’adaptes. Il faut bien s’entourer. Je suis de nature anxieuse, donc j’ai besoin de me marrer pour compenser, donc je m’entoure des plus drôles. Mon équipe caméra, Guillaume Brandois, Kathérine Arthaud, je les connais depuis des années. Ce sont des professionnels, ultra rigoureux, toujours de bonne humeur, le sourire. Un vrai confort et un soulagement de les avoir à mes côtés. Guillaume a vraiment su s’adapter, au point, surtout quand je partais à l’arrache. Il a beaucoup de talent. J’essayais de tenir un diaph minimum à 2,8. Mais ce n’était pas toujours évident. Surtout les nuits, quand tu ne peux pas beaucoup éclairer. Il s’en est bien sorti. Kathérine nous avait suivis dans tous nos précédents projets. C’était évident de l’avoir avec nous.

Mon équipe d’électriciens, à commencer par le chef, Léo Ponge, super ! Je ne le connaissais pas personnellement, et je savais qu’il avait le profil parfait pour faire ce film. On avait des amis en commun. On m’en avait dit beaucoup de bien. Il a marché au coup de cœur, il a aimé le scénario, et c’était une très belle rencontre. Renaud Seveau, le best boy, était aux Beaux-Arts avec Jean-Baptiste. On se connait depuis 12 ans. C’est deux personnes qui sont tellement talentueuses ! Si j’avais un doute, Léo était là. Il a compris mes intentions. Le but du jeu, c’est de rentrer les plans et de raconter une histoire, et si en plus on peut faire quelque chose de beau, c’est top. Tout de suite, ils ont compris ça.

Belle rencontre aussi avec Matthieu Rousseaux, notre chef machiniste. Déçu qu’il ait dû quitter l’aventure à la moitié du tournage, à cause du COVID. Après son départ, ça a été compliqué pour le remplacer, trouver du monde. Certains venaient un ou deux jours, d’autres plus. Mais ils ont tous géré. Un grand merci à tous.

Le chien dans le rôle de Malabar
Le chien dans le rôle de Malabar


AB : Est-ce que tu sens que maintenant que tu as fait ton premier long, quelque chose a bougé ?

BJ : Bien sûr ! L’envie d’enchaîner comme chef opérateur. [Rires]
Depuis Chien de casse, j’ai fait quelques courts métrages. Mais j’ai surtout fait du cadre… Je suis très fier du film de Jean-Baptiste. Je pense que dans dix ans, on le regrettera, ce tournage. Ce n’est pas tous les jours que tu tournes avec tes potes dans une bonne ambiance, accompagné d’une production au service de son réalisateur, de son équipe. Ce succès est mérité. Bravo à tous !

Renaud Seveau, best boy, et Alexandre Etazzoni
Renaud Seveau, best boy, et Alexandre Etazzoni


Léo Ponge, chef électricien, et Renaud Seveau, son best boy
Léo Ponge, chef électricien, et Renaud Seveau, son best boy


Benoît Jaoul et Mathieu Rousseaux, chef machiniste
Benoît Jaoul et Mathieu Rousseaux, chef machiniste